Sa vie est un roman

Éric Libiot
Novembre 2022
L’écrivaine danoise construit des univers et des récits
où l’ironie et la réflexion viennent nourrir ses intrigues.
Rencontre avec une femme libre et discrète.
Juste avant de commencer l’entretien, Pia Petersen était en train de lire sur son ordinateur le nouveau roman de Percival Everett, Dr. No, sorti… la veille aux États-Unis. C’est dire si l’envie la tenaillait. «C’est un écrivain que j’aime beaucoup, qui raconte des choses folles auxquelles il est difficile de croire. Mais dès qu’on commence le livre, on y croit immédiatement. Il a ce talent-là.» Exemple avec ce Dr. No, l’histoire d’un homme qui aspire à devenir aussi méchant que les méchants des aventures de James Bond en volant à Fort Know une boîte dans laquelle il n’y a rien, et qui s’en va demander à un professeur de mathématiques de lui expliquer le phénomène du rien. Effectivement séduisant. Pia Petersen aime aussi Romain Gary, le chat Garfield, Balzac, qui la fait beaucoup rire, Robin des Bois et Daniel Picouly. Éclectique et, pourquoi pas, déroutant.
Mais l’univers de Pia Petersen, née au Danemark, installée près de Paris, qui écrit en français et avoue «qu’un roman est [sa] maison», n’est peut-être pas moins surprenant. Dans Mon nom est Dieu, elle imagine Dieu se rendre sur Terre pour écrire sa biographie, dans d’autres livres elle traite, souvent avec ironie, de l’écriture, de la pauvreté, de la soumission ou de la possession en s’attachant à des personnages qui affrontent des situations extra-ordinaires: «La fiction crédibilise ce qui pourrait arriver dans la réalité.» La Vengeance des perroquets, son dernier roman, confronte trois personnages, un magnat de l’intelligence artificielle, une artiste peintre capable de débusquer la cruauté de ses modèles, un prof spécialiste des algorithmes retenu en prison on ne sait pas pourquoi. Une valse à trois, grinçante et tragique. «Le roman traite de la façon dont les algorithmes s’installent dans la société. La mythologie grecque rêvait déjà d’un robot parfait. Aujourd’hui, alors qu’on a la possibilité d’en mettre au point, personne n’en veut. Je pose la question: pourquoi les êtres humains ont-ils tendance à préférer le mal-être au bien-être? L’origine de mes romans est toujours une question.» Un tropisme qui lui vient de ses années d’étudiante en philosophie. Ou d’une confrontation, à 4 ans, avec l’«expérience de mort imminente.» Ou de son voyage en Grèce, à 16 ans à la recherche de Zorba le Grec… On dirait un personnage de roman.
LIBÉRER LE VERBE
Rien d’étonnant, puisque la vie de Pia Petersen pourrait ressembler à un roman. «Je suis née dans un pays où personne ne doit être au-dessus ni en dessous. Tout le monde au même niveau. Le problème, c’est que je ne suis jamais au milieu.» À 7 ans, Pia écrit à son père sur une carte postale qu’elle sera écrivaine et qu’elle «libérera le verbe». Une décision pas si facile à comprendre, si ce n’est que le concept de liberté est au centre de ses romans et de sa vie. Après la Grèce, direction Paris: la rue, l’emprise d’une secte, la fréquentation de la petite délinquance, les petits boulots et autant de démissions, la philosophie à la Sorbonne, l’ouverture d’une librairie-café à Marseille, enfin la publication d’un premier roman au titre un brin ironique, Le Jeu de la facilité. Ouf! Puis la rencontre avec Hubert Nyssen, patron d’Actes Sud, où elle publiera six romans. Ceci peut résumer son univers littéraire: «Quand j’ai lu La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, j’ai voulu essayer car cette sobriété me fascinait. La première phrase était dans le ton, mais dès la seconde il n’y avait plus aucune sobriété.» La question qui la fait cogiter en ce moment: «C’est quoi, être naturel?» Il est temps de partir, un nouveau roman va s’écrire.
Éric Libiot
Pia Petersen, celle qui n’aime pas les virgules

Muriel Steinmetz
Septembre 2022
Enfant surdouée, la Danoise a dû longtemps se battre contre un passé de solitude. Après des fuites au loin et de belles rencontres, elle a appris le français en lisant des romans. Elle en écrit à son tour.
J’en ai assez d’être vue comme la Danoise qui écrit en français, du coup, personne ne parle vraiment de mes livres. Visage à la Jane Seberg, voix musicale, léger accent, Pia Petersen (prix du rayonnement de la langue et de la littérature française de l’Académie française en 2014) vit à deux pas du bois de Vincennes, dans un tout petit deux-pièces – 6e avec ascenseur – partagé avec Bruno, l’ami libraire (ex-grand fêtard chevaleresque, fou de Victor Hugo), et Max, un gros chien qui tourne un peu en rond. Les chaises, pour gagner de la place, sont pendues au plafond.
Je vais libérer le verbe
Elle vit là quand elle n’est pas aux États-Unis, du côté de Los Angeles, dans « sa cabane en bois ». Son dernier livre, La vengeance des perroquets, sorti en septembre aux Arènes, parle de cyberpunk, de hacktivisme, d’artivisme. C’est aussi une histoire d’amour en période de «totalitarisme sanitaire». Pia sent l’époque. En 2014, Un écrivain, un vrai dénonçait la mainmise de l’opinion publique télévisuelle sur l’univers d’un auteur soi-disant incorruptible. En 2013, Instinct primaire développait un faisceau d’idées sur la condition de femme et de mère. L’héroïne prônait le célibat «comme une des conditions nécessaires à l’amour». Cette fois, il s’agit de robotisation et d’algorithmes.
L'écrivaine a un long passé de solitude, d'incompréhension, de rejet. Enfant surdouée, la petite Danoise née près de Copenhague, est vue de travers à cause de ses yeux vairons. Sa taille - petite - d'enfant blonde aux longs cheveux frisés inquiète, ses lèvres pulpeuses étonnent. On me surnommait la négresse. À 4 ans, elle frôle la mort: double péritonite avec allergie aux médicaments. Rescapée, elle tanne ses proches avec des questions trop grandes pour elle. À 7 ans, sur une carte postale à son père, elle écrit: Je vais libérer le verbe. On murmure qu'elle est un peu sorcière! Pia marche sur le fil de ce pouvoir vulnérable et, à 16 ans, elle part en Grèce. La savoir loin nous sauvait ose dire sa mère.
Un oiseau migrateur
Après la Grèce, ce sera Paris, où elle est embrigadée dans une secte. Cela donnera Passer le pont (Actes Sud, 2007). À l'époque, j'avais du mal à canaliser mon cerveau. Le gourou a tout de suite senti ma fragilité. Elle s'enfuit, vit de petits boulots (serveuse au Burger King, fait la manche. Elle songe à écrire. Un jour, c'est le choc: Moi qui n'avais rien à me mettre sous la dent, moi dont le cerveau marchait à vide, j'entre au paradis en découvrant la philosophie, cette matière qui pose des questions sur tout. Via un système d'équivalences, elle entre en Deug sans presque parler le français. Son futur projet romanesque germe là: Écrire des romans non pas philosophiques mais où j'allais pouvoir cacher des questions dans le fil de la narration. Jean Maurel, maître de conférences en philosophie à Paris-1, ancien assistant de Vladimir Jankélévitch, la prend sous son aile et devient son directeur de maîtrise. Sujet: Autoportrait et philosophie.
Mon esprit fonctionnait à plein tube, je lisais trois livre par jour, j'ai appris le français dans les romans. La rencontre avec Bruno, fin lettré, chef de rayon dans une librairie de la rue Oberkampf, signe le début d'un long compagnonnage amical. Ils s'installent à Marseille, ouvrent le premier café-librairie de France grâce à un petit héritage.
Alors que mon cerveau marchait à vide,
j'entre au paradis en découvrant la philosophie.
Ses premiers pas (réussis) en littérature, Pia les doit à Hubert Nyssen, fondateur d'Actes Sud, à qui elle envoie ses manuscrits. Il la conseille, la corrige, l'édite. La plupart de ses livres y seront publiés: Parfois il discutait avec Dieu (2004), Une fenêtre au hasard: (2006), Passer le pont (2007), Iouri (2008), Une livre de chair (2009), Un écrivain, un vrai (2013)...
Un relatif succès l'amène à voyager: Inde, Chine, États-Unis. Oiseau migrateur, Pia est en quête d'un endroit où être chez soi dans le monde. Paris s'impose enfin, non sans échappées belles dans l'Ouest américain.
Elle se bat tout le temps, y compris avec les correcteurs. Son français est singulier. Elle n'aime pas les virgules et n'hésite pas à répéter un mot dans une même phrase: La répétition dit le côté répétitif, justement, de notre époque. Tout le monde porte les mêmes Adidas, les mêmes jeans.
En période de création, la vie de Pia Petersen s'oriente côté roman, comme un tournesol vers le soleil. Je parle le langage du livre, je l'habite, de façon littérale, du lever au coucher, dit-elle, posée dans un fauteuil blanc, quand la nuit tombe sur le bois, tandis que Max le chien mord dans une fausse côtelette et que Bruno apporte le dîner qui fume à la lueur des bougies.
Muriel Steinmetz
On écrit sur les murs

Charlotte Vanbever et Astrid de Harenne
Septembre 2022
Emma, une artiste à succès dont le travail consiste à peindre le portrait de plusieurs personnes connues, passe son temps entre Paris et Los Angeles, où elle fait la rencontre d’Achille, professeur de Stanford. Elle tombe sous son charme, mais le jeune homme disparaît du jour au lendemain, ne laissant aucune indication derrière lui. En pleine pandémie, Emma se retrouve bloquée de son côté à Paris, la faute à la fermeture des frontières. Elle ne reste pas impuissante pour autant et tente le tout pour le tout, essaye d’alerter et d’attirer l’attention des médias. Les murs en guise de support de communication, «Où es-tu, Achille?» est taggé dans divers endroits de Paris, pris en photo et balancé à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux. Les clichés sont partagés en un rien de temps, dans toutes les langues et sur tous les médias. L’histoire se répand, touche parce qu’elle ne parle pas de maladie ni de politique, mais bien d’amour. Emma continue de chercher à savoir qui a bien pu réduire Achille au silence, alors que les tags naissent sur différents murs autour du globe, plaçant la disparition d’Achille en tant que symbole, non pas contre un État en particulier, mais bien contre l’état du Monde. Douzième roman de Pia Petersen dont la plume nous tient en haleine tout au long de ce thriller psychologique, ne nous laissant presque aucun répit.
Les perroquets en piqué de Pia Petersen

Hugues Charybde
Octobre 2022
Lorsque l’algorithme sera monté à la tête du surpuissant ultra-riche, que faudra-il pour l’en faire redescendre ? Un thriller acéré et artistique dans un monde de nouveaux paradigmes qui s’essaient au triomphe.
Le prisonnier leur a demandé d’allumer les lumières, il leur a demandé à plusieurs reprises mais ils l’ignorent. Il a besoin de lumière. Il fait si noir et il discerne à peine sa main et il a besoin de la voir. C’est essentiel, une main. Et c’est son droit d’avoir de la lumière. Il suit le contour de sa main gauche du doigt de son autre main et il pense à demain. Il faudra être prêt, trouver le moyen de sortir d’ici. Demain, il saura, c’est ce que lui a lancé le gardien, que demain ils feront un point sur sa situation. Il lui a dit ça aujourd’hui mais il l’avait dit hier aussi. À l’évidence le gardien s’amuse. Il essaie de le déstabiliser en jouant avec ses nerfs mais il résiste. Tout ce qu’il peut faire, c’est attendre et c’est ce qu’il fait. Il attend.
Il étire les bras. Il serre ses deux paumes l’une contre l’autre jusqu’à ce que ça lui fasse mal puis il y enfonce un bout d’ongle. La douleur lui procure une sorte de bien-être, au moins il sait qu’il est vivant. Il sait d’où vient la douleur. Il aurait pu rêver.
Il se met sur la pointe des pieds pour regarder par la petite fenêtre mais elle est trop haute. Il fait aussi noir dehors que dedans. Quelques étoiles éclairent faiblement la cime des arbres. Il en aperçoit plusieurs. Il trouve qu’il n’y a pas assez d’étoiles et que des efforts supplémentaires sont nécessaires pour faire du bien à la planète. Il se demande souvent si l’humanité se décidera à réparer sa planète un jour. Il n’est pas très optimiste à ce sujet.
Il sort de temps en temps pour la promenade. Il est toujours seul dans la cour.
Il se réfère à lui-même en tant que prisonnier. Plus personne ne l’appelle par son nom. Il se sent comme un sans-nom-propre. Un sans-vie-propre. Renoncer à son nom, c’est perdre sa cohésion. Perdre sa vie, c’est mourir. Parfois il répète son nom qu’il n’a pourtant jamais considéré comme le sien. Surtout, ne pas oublier son nom. Ça lui rappelle la vie de dehors et ça le met en colère d’y penser et ça lui fait mal.
Quel est le lien entre ce prisonnier au secret, manipulé dans quelque Guantanamo qui ne dirait pas tout de suite son nom, évoluant désormais au bord de la folie, et cette artiste peintre franco-scandinave devenue en quelques années le must portraitiste des rois de la Silicon Valley ? Y aurait-il par là l’ombre du puissantissime Henry Palantir, multi-milliardaire propriétaire de Vision Technologies, idéalement située au confluent du numérique et de la sécurité, incontournable interlocuteur des gouvernements (surtout américain) comme des investisseurs financiers, et dernier client en date – à la commande encore en cours – de l’artiste Emma ? Dans un monde contemporain brutalement ramené à ses dimensions les plus étroites par la pandémie qui s’abat, recréant instantanément des frontières « en dur » là où tout était si soft, monde où peuvent s’évanouir dans la nature des professeurs de Stanford spécialisés en éthique numérique, monde où peuvent aussi ployer les résistances juridiques face à de nouveaux monarques absolus, monde où les algorithmes voient dissimulée leur nature profonde de perroquets stochastiques dans d’insondables boîtes noires (ce que les titres des chapitres nous rappellent avec élégance et malice), il faudra peut-être que des solidarités artistiques et réticulaires inattendues voient le jour, pour qu’une colère indispensable s’exprime.
Figueroa Street à Highland Park est animée comme toujours. Des voitures stationnent en double file, un SDF est adossé à un mur, les yeux fermés, des Mexicains jouent aux cartes près d’un muret, ou font la queue devant l’un des nombreux food trucks de tapas garés le long du trottoir, un chat assis sur un conteneur poubelle observe le monde, sceptique, et les bobos entrent et sortent des magasins alternatifs mais chics qui s’installent en transformant le quartier. Je marche le plus vite possible vers le métro. Mon vol est dans deux heures et je suis en retard.
Mon nom est Emma et je suis artiste. Je suis également blanche, j’ai des cheveux frisés, des yeux pers et je peins des portraits des stars de la Silicon Valley. Dans certains milieux, mon nom évoque la réussite. Les maîtres de la technologie veulent tous un portrait portant ma signature. Je suis française, plus ou moins, rien n’est encore officiel. Nordique et européenne, je n’ai jamais demandé la nationalité française. Je suis claustrophobe et ne supporte pas l’idée d’être liée à un seul pays. Je me considère comme citoyenne du monde. Pourquoi se limiter à un seul pays, accepter le contrat initial sans négociation. Une nationalité, c’est un mariage forcé en pire. On a rarement le choix de sa nationalité. Moi, je préfère me voir comme une visiteuse. Ou une sorte de touriste permanente. La vie sans limites, à part celles que je m’impose à moi-même.
Je n’ai jamais aimé les racines ni les origines. Elles n’ont aucune importance. On finit tous par mourir, peu importe nos origines. En attendant, faisons au mieux. Et justement…
Quelques fleurs mauves poussent au pied des arbres. La vie est mon terrain de découverte. Rien n’est plus émouvant qu’une fleur, ou un oiseau, et j’ai besoin du réel pour penser.
Publié en août 2022 dans la collection Equinox des Arènes, trois ans après «Paradigma» (dans la même collection) qu’il prolonge et amplifie par bien des aspects, le douzième ouvrage de Pia Petersen appuie en beauté là où cela fait bien mal. Jouant à la perfection des motifs ultérieurs et psychotiques des ultra-riches, à l’image du «L’invention des corps» de Pierre Ducrozet ou du «Agora zéro» d’Éric Arlix et Frédéric Dumoulin (voire, dans une tonalité plus «insider», ouverte au regard initial d’artiste mis en scène ici, du «Ada» d’Antoine Bello), ce thriller policier à la composition technique largement inhabituelle pénètre l’environnement des algorithmes et du langage qu’est le code à la manière d’un Hugues Leroy ou d’un Neal Stephenson, mais y traque avant tout la mutation (incarnée dans les fantasmes d’un dominateur – figure actualisée du vampire tout juste métaphorique qui hantait déjà le «Jack Barron et l’éternité» de Norman Spinrad en 1969) d’un complexe militaro-industriel qui n’est plus celui projeté avec ironie par le jeune Kim Stanley Robinson de « La Côte Dorée », mais bien celui qui se nourrit désormais de surveillance généralisée, de deep learning, de mass recognition, de sociétés militaires privées et de sécurités intérieures gangrenées. Dans cet envers du décor principal, en jus de goyave à volonté et en espace agencé perpétuellement convivial, de la Silicon Valley, ce sont bien les motifs de l’Alain Damasio des «Furtifs», du Benjamin Fogel de «La transparence selon Irina» Oou du Stéphane Vanderhaeghe de «P.R.O.T.O.C.O.L.» qui triomphent: comme le rappelle fort justement Wu Ming 1 dans son tout récent «Q comme Qomplot», il n’y a nul besoin de conspiration et de conspirationnisme pour qu’un changement de paradigme se produise. Le techno-capitalisme y est prêt, quasiment en permanence, n’attendant que d’exercer son véritable métier de saisie d’occasions profitables pour les actionnaires: les véritables résistances face à cet état de fait sont encore largement à inventer, comme le souligne le Slavoj Žižek de «Dans la tempête virale», et Pia Petersen nous y offre une foudroyante incursion par les street artists et les hackers numériques, désabusés mais pas dupes, combattants depuis le pied de la colline, certes, mais néanmoins parfaitement déterminés.
Le quai du métro de Highland Park est désert, à part un adolescent qui joue sur son smartphone. Je me demande si le gamin est conscient qu’il donne les clefs de sa vie privée à des multinationales. La Silicon Valley est l’un des endroits les plus riches de la planète et peut-être le plus dangereux. Les nouveaux seigneurs du monde ne possèdent pas seulement l’économie mais ils nous insufflent aussi la perception de la société selon laquelle nous vivons tous, et ils en font ce qu’ils veulent. D’après ce que je vois et crois comprendre, la Silicon Valley est dirigée par une bande de gamins immatures devenus des adultes immatures. Leur bible ? Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Et les travaux d’Ayn Rand, une philosophe et romancière américaine d’origine russe qui défend une philosophie objectiviste. Elle est la mère du libertarianisme et la référence absolue des dirigeants de la Silicon Valley. Elle a su s’imposer par le biais de nombreux essais philosophiques dont La vertu d’égoïsme et deux romans, La Grève et La Source vive et elle est fascinante et effrayante. Rand prône l’idée de ne jamais se sacrifier pour les autres pour vivre dans un excès d’égoïsme et d’individualisme. L’égoïsme rationnel, un égoïsme considéré comme fondamental dans une société disruptive, est appliqué mot pour mot par des entrepreneurs qui se considèrent comme esclaves d’un système d’État totalitaire et otages d’un altruisme d’État qui les empêche de travailler et de se développer.
Hugues Charybde
Inquiétants perroquets du futur

Michel Litout
Septembre 2022
Ce roman futuriste de Pia Petersen se déroule aux USA et en France au temps du Covid. La vengeance des perroquets parle du danger des intelligences artificielles et de ces armes de destruction massives que sont les algorithmes. Une artiste est embauchée par un ponte de la Silicon Valley, Palantir. On devine un mégalomane fabriqué avec des morceaux de Musk et de Zuckerberg.
Il demande à la jeune peintre de lui faire son portrait. Elle va donc entrer au cœur du système, voir les pratiques de la multinationale et comprendre, avec l’aide d’un universitaire, comment cette entreprise manipule l’opinion. On découvre ainsi l’existence de perroquets stochastiques: «Leur apprentissage intuitif du langage repose sur la répétition et l’imitation de nos tournures de phrases, collectées sur les réseaux.»
Le résultat, influencé par les codeurs, donne cette nouvelle société de plus en plus impossible à vivre pour les gens un peu épris de liberté. Le roman fait carrément peur. Les perroquets ont déjà pris le pouvoir.
Atypique et passionnant

Patrick Coulomb
Septembre 2022
Roman après roman, Pia Petersen prend une place bien à elle
et de plus en plus importante dans la littérature française.
Née au Danemark, longtemps installée à Marseille où elle a dirigé une librairie rue Thiers durant quelques années, membre des auteurs de la francophonie, elle tisse une carrière qui s'oriente de plus en plus vers une écriture en révolte.
Son précédent roman, Paradigma, racontait une révolution populaire californienne, celui-ci, chez le même éditeur, Les Arènes, nous met en garde contre la surpuissance des moguls de la Silicon Valley et contre l'arbitraire infondé des algorithmes qui définissent les nouvelles orientations de notre société.
Usant d'une langue riche et moderne à la fois, construisant son récit brique par brique avec une intelligence littéraire qui lui permet de développer des concepts intellectuels parfois arides sans pour autant lâcher ses lecteurs, Pia Petersen réussit une nouvelle fois à ouvrir nos esprits.
Situant son roman durant la pandémie, elle se sert de cette situation particulière pour mieux dénoncer censure, fake news, propagande et dérive dictatoriale (sanitaire, en l'occurence). Elle ne se laisse pas enfermer dans une case politique mais, en revanche, il est clair que son esprit de rébellion a trouvé, durant la pandémie, de nouvelles raisons de nous alerter sur les dangers moraux et sociétaux qui nous entourent.
Au coeur de son roman, deux personnages, une artiste peintre et un magnat de la Silicon Valley qui l'a embauchée pour faire son portrait. La première joue de sa lucidité, le second de son omnipotence, et la relation entre les deux est un puissant moteur pour faire avancer le roman.
En deux mots, c'est atypique et passionnant, à la fois fort en intensité intellectuelle et riche en potentiel ludique. Comme un blockbuster qui aurait du sens. Quant à l'étrange titre, on vous laisse comprendre pourquoi en lisant le livre.
Patrick Coulomb
Valse meurtrière
LIRE
Éric Libiot
Septembre 2022
C'est un polar hybride.
Hybride comme pourrait l'être ce monde où coexistent
l'intelligence artificielle (IA), les virus, l'art, les sentiments amoureux,
l'altérité et Big Brother.
La vengeance des perroquets de la Danoise Pia Petersen - qui écrit en français - s'aventure dans les sombres interstices d'une époque qui aimerait se présenter sous son meilleur jour. Celui qui mène la danse, c'est Palantir, magnat du numérique et de l'IA qu'il annonce comme un grand progrès pour mieux asservir l'humanité. Celle qui s'oppose à lui, c'est Emma, artiste peintre payée par Palantir pour faire son portrait et dont le coup de pinceau débusque la cruauté chez ses modèles. Entre eux, il y a Achille, retenu en prison pour un crime inconnu.
Pia Petersen construit une valse à trois pour dénoncer les perversions des systèmes censés améliorer la société. C'est un roman ouvertement politique à l'écriture dense qui pousse à la réflexion. Quelle place reste-t-il à l'être humain quand la toile numérique s'étend davantage? La vigilance constante. La révolte permanente.
Èric Libiot
Prophétie, cauchemar ou crise salvatrice ?
SJPP
Fabienne Leloup
Septembre 2022
Les algorithmes sont-ils en train d’empoisonner l’humanité ?
Et si la Silicon Valley ne représentait plus le rêve américain,
mais l’antichambre d’une machine policière infernale ?
À Los Angeles, Achille, un professeur d’éthique numérique ne donne plus signe de vie à personne. (La description du personnage m’a fait penser au philosophe français Olivier Abel, professeur de philosophie et d’éthique à Montpellier, auteur de L’Ethique interrogative : Herméneutique et problématologie de notre condition langagière en 2000.)
L’un et l’autre possèdent un point commun : ils posent trop de questions.
Avec une pointe de mélancolie, Achille se rend compte qu’il a connu un autre temps : « Ce temps où l’on allait se noyer dans une bibliothèque pour affûter ses connaissances afin de déchiffrer les mystères du vivant est loin derrière nous. L’effort intellectuel a été enterré et, avec lui, l’imagination.» (p.85)
Se sentant en danger, il cherche à protéger la jeune femme qui évolue dans la sphère de l’art contemporain. Circulant entre Los Angeles et Paris, celle-ci va se retrouver au cœur du cyclone, celui de la crise sanitaire et d’une situation apocalyptique.
En acceptant de faire le portrait de Palantir, le magnat du numérique, elle « expérimente la haine » parce qu’elle expérimente en même temps le cynisme de son modèle, emblème du moi-je et du je-fais-ce-que-je-veux. Pour le lecteur, Palantir évoque la folie d’un Big Brother, la démesure d’un hyper riche et le sadisme d’un tueur en série. L’incarnation d’un égocentrisme exacerbé niant l’altérité et les aspirations des autres. Une seule valeur subsiste : l’argent.
Palantir n’arrive pas à museler celle qui cherche à lui dérober ses secrets en fixant ses traits sur une toile. S’ensuit un combat psychique entre deux volontés...
La vitesse narrative et le talent visionnaire de Pia Petersen me font du bien, sans doute parce qu’il ne s’agit pas de la nième prose post- dix-neuvièmiste sur la famille ou la nième marmelade feel-good en tête de gondole, mais d’un roman philosophique. Une série d’interrogations. Cela ne pourrait être qu’une fiction sur la consommation et les boîtes noires ; c’est le miroir de notre époque, la séduction que peut exercer le pouvoir absolu sur les individus, l’amoralité de l’économie, cette science qui nous gouverne tous.
J’aime le style incisif de la romancière, l’humour décalé des titres de chapitres. Ce livre se lit facilement, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est facile à appréhender.
Grâce à Pia, nous découvrons que l’idée de liberté est la plus dérangeante de toutes, en particulier dans un monde où l’on peut effacer toutes vos données. Heureusement cette littérature redonne du souffle à nos accès au réel et nous encourage à aller de l’avant. Sans pal, sans tir, avec la salve des mots. La vengeance des perroquets, prodrome d’une nouvelle page de l’Histoire ? D’une nouvelle façon d’aborder le langage ? La question ne tue pas l’acte ; elle l’innerve.
Fabienne Leloup