Tout ce bleu - Percival Everett - Éditions Actes Sud

 

 

Tout ce bleu

 

 

de Percival Everett

 

 

 

LE MOT DE L'EDITEUR

 

Artiste peintre noir américain, Kevin Pace, la soixantaine, se consacre depuis plusieurs années à un tableau très grand format qu’il dissimule jalousement aux regards de tous, gardant le secret sur ses avancées comme il garde secrets bien des épisodes de sa vie, notamment une escapade adultère à Paris et un périple bouleversant dans le Salvador de 1979 au bord de la guerre civile, où il a commis l’irréparable. Mais aujourd’hui, c’est à sa fille de seize ans de lui confier ce qu’elle ne peut avouer à personne d’autre.
Tout ce bleu est le roman des secrets. Ceux que l’on emporte dans la tombe. Ceux que l’on partage ou qui taraudent. Leur poids, leur pouvoir, leur effet dévastateur y sont disséqués à mesure que se déploie le passé de Kevin, de son mariage bâti sur des mensonges aux traumatismes du Salvador qui ne cessent de le hanter.
Sur les couleurs changeantes du bonheur, la mutation des sentiments et la création dans tous ses états, Percival Everett offre à son lecteur une saisissante incursion dans les tréfonds, tantôt chatoyants, tantôt ténébreux, de sa mythologie personnelle d’homme et d’artiste.

 

 

 

 

EXTRAIT

 

 

Je commencerai par les dimensions. Comme il se doit. Une fois, peut-être deux, je me suis fait dire par un ami mathématicien que la dimension traite de la structure constituante de tout espace dans sa relation au temps. Je n’ai pas compris sa proposition, et ne la comprends toujours pas, bien qu’elle ait à l’évidence un indéniable charme poétique. Il a aussi essayé de me dire que la dimension d’un objet ne dépend pas de l’espace dans lequel l’objet est inclus. Je ne suis pas certain qu’il sache lui-même ce qu’il voulait dire, même s’il semblait tout à fait séduit par son idée. Ce que je comprends de façon sûre, c’est que ma toile mesure trois mètres soixante-dix par six mètres quarante-huit. Je ne peux pas expliquer les huit centimètres, je sais juste qu’ils sont d’une importance cruciale pour l’œuvre. Elle est clouée à un mur de six mètres dix de haut et de dix mètres soixante-dix de large. Le mur opposé est identique et les murs adjacents ne font que quatre mètres soixante de large. Ainsi la surface totale est de quarante-neuf mètres carrés. Le volume de l’espace de travail est de trois cents mètres cubes. Je mesure un mètre quatre-vingt-trois et pèse quatre-vingt-sept kilos zéro neuf. Je ne peux pas expliquer les neuf grammes. Je préfère que les nombres soient écrits en toutes lettres.

De la même façon, je préfère désigner les couleurs par leur nom plutôt que par leur référence d’échantillon. Je n’aime pas les nuanciers illustrant des gradations de couleurs ou de tons. À la boutique de peinture ou au magasin de fournitures artistiques, il y en a pléthore, qui n’attendent que d’être jetés à la poubelle. Ces nuanciers ne me disent rien. Ces exemples, qui ne sont jamais exemplaires et encore moins uniques, n’offrent qu’une approximation de ce que la peinture sera sur la palette, sur le bois ou au bout de mes doigts. Le bouton d’or n’est pas doré sur l’échantillon. Quel drôle de mot. Échantillon. Le jaune indien pourrait tout aussi bien être de l’orange de cadmium. Et le jaune auréolin, du topaze, ou du jaune citron. Les noms, en revanche, sont précis, sans ambiguïté ; on pourrait presque dire rigides, figés, inaltérables, et sans la moindre élasticité. Ce qui ne veut pas dire que les mots manquent de précision ; mais celle des noms est absolue. Même quand ils sont faux, ou avancés par erreur. Un nom n’est jamais complètement à côté. Je devrais spécifier que je considère les noms de couleurs comme des noms propres, en ce qu’ils ne nous livrent aucune information au sujet des choses nommées, mais les identifient spécifiquement. Exactement de la même façon que mon nom fonctionne pour moi, mon nom étant Kevin Pace. Il y a sans doute d’autres Kevin Pace dans le monde, mais nos noms ne sont pas les mêmes. Peut-être nos noms ont-ils le même nom, mais le nom de mon nom n’est pas un nom propre.

Ce sont mes peintures, mes couleurs. De la poudre mélangée à de l’huile de lin. Ceci est mon tableau, des couleurs sur de la toile de lin brut. J’utilise beaucoup de bleu phtalo – du bleu de Prusse mêlé d’indigo. Dans l’angle en haut à droite, c’est du bleu céruléen qui se fond dans du cobalt, ou peut-être qui déteint sur du cobalt. Les couleurs et leurs noms sont partout, sur tout. Elles veulent toutes dire quelque chose, même si je ne saurais dire quoi, et ne le dirais pas si je le savais. Leurs noms sont plus descriptifs que leur présence, tout comme leur présence ne décrit rien, et n’a nul besoin de le faire. Ceci est mon tableau. Il habite cette structure qui ressemble à une poulinière ; je suppose que c’en est une. Nul n’y pénètre que moi. Ni ma femme. Ni mes enfants. Ni mon meilleur ami Richard.

Il y a un autre bâtiment dans lequel je fais d’autres tableaux. Là, tout le monde peut entrer. Les tableaux, disponibles, et non dissimulés, attendent qu’on les considère, les achète pour les accrocher à un mur de salon ou dans le hall d’une banque. Je les aime bien. Certains sont bons. D’autres, pas tant que ça. Ce n’est vraiment pas à moi d’en juger et je m’abstiendrai donc. Mais ce sont tous des putes, ces tableaux. Je les reconnais, et les apprécie en tant que tels. Ce n’est pas leur faute, et de fait, je ne le vois pas comme une mauvaise chose en soi. Il n’y a vraiment pas grand mal à faire la pute, si on le fait bien, sans excuse ni réserve. Et ces tableaux que je semble désigner avec quelque insouciance, bien que ce ne soit pas mon intention, ont-ils un leitmotiv? Peut-être. Je ne sais pas, et peu m’im-porte. Je me demande s’il y a seulement un point commun d’une série à l’autre, d’une toile à l’autre. D’ici quelques années, les experts tiendront de savants discours sur mes matériaux, ma technique et ma palette. J’aimerais tant pouvoir penser qu’il y a systématiquement un peu de moi-même dans chaque toile, puis je me demande pourquoi c’est important, pourquoi – histoire de mêler les métaphores – on aurait besoin d’entendre sans relâche une suite de notes entêtante.

J’ai connu une brève période de succès il y a de cela quelques années. Aussi ai-je un peu d’argent, assez en tout cas pour que ma famille vive confortablement. J’ai mis mes enfants à l’école privée, mais sans savoir pourquoi. L’école publique est sans doute meilleure, mais elle se trouve plus loin, de plusieurs kilomètres. Ce qui semble insinuer que je suis paresseux. C’est assez vrai. Beaucoup de leurs camarades d’école me semblent idiots, mais peut-être sont-ils seulement trop gâtés. Et ce ne sont que des enfants. Peut-être tous les enfants sont-ils idiots ou peut-être tous des génies, et peut-être n’y a-t-il aucune différence entre les deux. En ce qui me concerne, je ne m’intéresse plus au génie. Je m’en suis peut-être approché à un moment donné, mais sans doute pas. Qui sait ? Et enfin, surtout, qu’est-ce que ça peut bien faire?

Ma toile, mon tableau secret, a un titre, un nom. Il n’a jamais été dit à quiconque. Je ne l’ai prononcé qu’une seule fois, en chuchotant, seul dans mon atelier. C’est un peu comme mon mot de passe d’adresse électronique, sauf qu’on ne peut pas le récupérer si je l’oublie. Je ne l’ai pas écrit. L’une des raisons pour lesquelles je ne laisserai jamais mes enfants le voir est qu’ils pourraient essayer de lui donner un nom et par là tout gâcher.