Insolitude et Gravité

ART SUD
Salvatore Lombardo
Octobre 2005

L'ultime recours selon Pia Petersen

Installée depuis plusieurs années déjà dans un Sud qui lui est en fait totalement étranger, l'écrivain danois Pia Petersen vient de publier chez Actes Sud l'un de ces rares romans qui interpellent en cette morne rentrée 2005, lecteurs, libraires, éditeurs et critiques: Une fenêtre au hasard.

Entre mélancolie et amertume, romantisme et rébellion, Petersen la sartrienne tire à elle la littérature occidentale dans une quête éperdue du livre total et du bonheur des autres. Il suffit pour s'en convaincre de regarder par la fenêtre, juste au-dessus de son épaule frêle, en face. Derrière l'obscurité qui dérange, rien encore...

Faire de sa fenêtre un passage poétique est une chose littérairement commune, lui donner la dimension métaphysique d'un viatique existentiel touche par contre à la para-normalité dans un contexte postmoderne tout entier placé sous l'effigie mercantile et oiseuse du prétexte égocentrique, de la fausse lubricité et de la veulerie ordinaire. Voir Houellebecq... et mourir de rire.

Chez Petersen, rien jamais d'artificiel. Ni le cadre, ni le décor, ni les personnages, ni l'histoire caractérisée comme toujours dans le monde de Pia la Marseillaise - autre hasard - par une absence d'intrigue prétexte.
Il y a une rue banale, sans tristesse ni gaieté, la rue des Martyrs. Il y a un personnage et un autre personnage. Deux solitudes inexceptionnelles. Féminin et masculin. Déclinaison plus que conjugaison. Destins plaqués puis imbriqués dans le contexte ordinaire d'une époque rude et moite. Cette insupportable moiteur que l'héroïne, ou plutôt le personnage 1, redoute, réprouve, décrit, décrypte, subit, déteste. Au-delà de la chaleur, la moiteur. Au-delà de l'aspiration au bonheur, la négation du bonheur. Tout est pourtant possible dès le début, jusqu'à la dernière ligne, dernier souffle; rien n'est pourtant jamais possible par la force hallucinante d'une incapacité tragique au bonheur. Lui, le personnage 2, aperçu par la fenêtre refuge du personnage 1, n'est que mal-vivre et doute. Elle, en souffrance de sens et d'espoir, n'atteint jamais à cette lucidité qui ouvrirait portes et espoir.
Hanté par le mythe déconstructeur de la société du refus des singuliers, le personnage 1 crève d'ennui et d'angoisse dans son bureau. Retour à l'appartement de la rue des Martyrs, elle observe à la jumelle le nouveau locataire de l'appartement d'en face. Un homme seul, ou à peu près seul... qui promène sa caméra et sa mélancolie.

Désenchanté par un quotidien qu'il réfute, le personnage 2 tourne ses sujets de reportages TV sans enthousiasme, avec une infinie langueur mêlée de dégoût. Retour à l'appartement de la rue des Martyrs, il a le sentiment étrange d'être observé, espionné, guetté depuis la fenêtre d'en face.

Jour après jour les personnages se rapprochent et s'éloignent, les possibles ne tiennent qu'à l'impossible. Et puis au fond, qui guette qui? Tout est trouble, presque brumeux, avec des descriptions en clair-obscur qui donnent à l'avancée du récit la dimension esthétique d'un tableau de Rossetti. Le fluo et l'esprit ne font pas si bon ménage. Mais ils s'harmonisent et auréolent les descriptions et les sentiments retranscrits par Pia Petersen à coup de petites phrases concises et sèches. Sans pitié ni piété, l'auteur dirige ses personnages vers une issue d'autant plus folle qu'elle est inéluctable depuis la première image.Le destin lui-même n'est plus que le filigrane triste d'une rencontre qui n'aura plus lieu. A jamais plus qu'à toujours, Pia Petersen restitue à ses lecteurs la dualité existentielle du double-je chère à John Lennon. Avec un décalage esthétique en guise de nombre d'or, la perspective triplice qui donne loisir à l'auteur de se substituer au narrateur et même à l'un quelconque des personnages. Le lecteur alors se trouve entraîné dans le délicieux et poignant vertige spatio-sensuel en si large usage chez les décalés de la philosophie littéraire existentielle.

A la fin - est-ce une fin en fait? - le personnage 1 et le rythme prennent la direction totale d'une action-situation globale. Démission, tentation, fuite. Sur fond des souvenirs aigre-doux - le pathétique décès accidentel de sa mère alors qu'elle n'était encore qu'une enfant presque rebelle -, l'héroïne décide le départ. Pour le personnage 2, il est bien trop tard.

Pour l'amour et la vie en plus, plus tôt encore qu'il n'y paraît. Un très beau roman entre époque et palimpseste.