Il fait si noir

Je ne vois plus grand-chose, quelques lumières et encore, je ne peux pas appeler cela des lumières. Ce sont des ombres plutôt, je perçois quand il fait noir ou moins noir. Le médecin m’a dit que ce serait progressif. Un jour je ne verrai plus du tout et c’est pour bientôt. J’ai du mal à m’y faire. Je n’accepte pas de devenir aveugle. Je ferme les yeux et j’essaie de me rappeler ce qui m’entoure, ma chambre et notre appartement et la rue où l’on habite et le visage de mes parents et de mes amis. Les motifs du mug que j’utilise pour mon petit-déjeuner. J’imagine les postures de mon chat quand il joue avec sa fausse souris et je revois les arbres dans la rue, quand ils perdent leurs feuilles et les nuances du ciel quand il s’assombrit. Le voisin qui pose toujours son sac poubelle à côté du container. J’essaie de me rappeler ma vie, mon monde et je m’accroche à cette vue intérieure, à mes souvenirs et à ma mémoire. Je ferme les yeux comme quand je voyais et je me laisse aller dans mes rêves et je vois tout à nouveau, les immeubles et les voitures et les fontaines et les couleurs et les insectes, je vois tout, absolument tout et souvent j’ouvre les yeux et je pleure. Je me demande si mes souvenirs vont s’estomper. J’ai du mal à m’y faire. Je ne sais plus de quoi j’ai l’air, si j’ai grossi, si j’ai des rides ou des boutons ou des cernes sous les yeux, je ne vois pas comment je suis habillée, les couleurs que je porte, si mes vêtements me vont ou pas, si je suis jolie. Je ne vois plus les expressions des autres quand ils me regardent, je ne peux plus deviner ce qu’ils pensent. Tout est noir, tout le temps et c’est ça le plus dur, que ce soit tout le temps. Que j’ouvre ou ferme les yeux, c’est pareil. Parfois le noir est plus clair et le médecin a dit que je percevais encore quelques lumières mais que ça aussi disparaîtrait. Il a dit que ma cécité était progressive.
Définitive ? C’est moi qui lui ai demandé si c’était définitif et il a dit oui mais il préférait dire progressive, c’est moins dur et moins radical, on ne sait jamais, un espoir peut s’y glisser et peut-être devenir quelque chose, une chance, il a dit que ça n’arriverait probablement jamais mais qu’on ne pouvait pas exclure une possibilité de percevoir des formes un jour et c’était tout ce qu’il me souhaitait.

Mes parents ont beaucoup pleuré le jour où ils l’ont appris. Ils ont essayé de me le cacher mais ils ont pleuré. Ils ont aménagé ma chambre et ils viennent régulièrement vérifier si tout va bien. Ma mère marche sur la pointe des pieds pour ne pas me déranger. Je lui ai souvent demandé de se comporter normalement, de faire du bruit pour me signaler sa présence mais elle continue de marcher sur la pointe des pieds, comme si j’étais malade.

J’ai demandé à mon médecin si j’étais obligée de rester chez mes parents. Leur douleur est lourde et j’ai du mal à la gérer et le pire, c’est tout ce qui ne se dit pas et que je ressens malgré tout. C’est comme si je ressentais les choses plus fortement. Ce doit être la concentration. J’essaie de compenser pour comprendre ce qui se passe autour de moi. Le pire, c’est le silence. J’appréhende ce qui va arriver et je me demande sans cesse ce qui se passe autour de moi mais je ne vois rien et j’hésite à me lever et à me déplacer en faisant appel à mes autres sens. Je ne suis pas encore très sûre de moi, je me cogne dans les meubles et j’ai tout le temps peur alors je reste à la maison. Je suis soulagée quand il y a des bruits, même quand ils sont étouffés et viennent de loin. Je me sens moins seule. Le médecin m’a dit que je devrais me forcer un peu plus pour regagner mon indépendance, que je devais apprendre à vivre sans voir et que je n’avais aucune raison de repousser ça, que j’étais en bonne santé et qu’il ne tenait qu’à moi d’aller dans le monde et le redécouvrir. Mais ça me fait peur et je lui ai dit que j’avais peur, que c’était insupportable de ne pas voir l’expression des autres, de ne pas les voir et de ne pas se voir. J’ai l’impression de ne plus exister en dehors de ma pensée. Il a dit qu’il était grand temps de bouger et je sais qu’il en a parlé à mes parents.

Je les sens inquiets. Ils redoutent eux aussi ma rencontre avec le dehors. Mes amis viennent moins me voir. Ils ne savent pas comment se comporter avec moi. J’ai essayé d’être gaie et insouciante mais je ne trompe personne.

La semaine prochaine je vais commencer des cours d’alphabétisation pour apprendre le braille. Mes parents disent que ça va aller, qu’il y a d’autres aveugles comme moi et qu’il ne faut pas perdre l’espoir. Même aux jeux olympiques il y a des aveugles. Puis la société fait de gros efforts pour faciliter le déplacement des handicapés. On en parle souvent à la télévision. Mais je m’en fous. Il y a quelque temps je n’étais pas aveugle. Je voyais. Maintenant je ne vois plus. Tout est noir et ça ne me sert à rien d’ouvrir les yeux, c’est quand même noir et je sais bien que je ne vais pas me réveiller dans quelques instants pour me rendre compte que ce n’était qu’un mauvais rêve. Mon copain viendra tout à l’heure. Romain. Il m’a promis avant hier qu’il viendrait me voir et cette fois-ci il restera avec moi toute l’après-midi et peut-être même qu’il restera dîner. Il m’a assuré qu’il ferait tout pour se libérer mais qu’il ne pouvait pas le promettre. On est amoureux depuis quelques années et on s’entendait bien, vachement bien puis je suis tombée malade et maintenant je ne vois plus et je sens que ça lui fait peur et je le comprends et c’est ça qui cloche, que je le comprenne et je suis prête à lui dire de ne plus revenir, de vivre pour lui mais je n’y arrive pas, je repousse tout le temps, je me dis que la prochaine fois je lui dirai, ne reviens plus, vis pour toi, oublie-moi mais je ne suis pas assez héroïque et je fais ce que je peux pour qu’il revienne.

Ma mère ouvre la porte. Romain est là, ma chérie. Sa voix est enrouée. Elle a dû encore pleurer. Je ne sais pas quoi faire pour qu’elle cesse de pleurer et surtout qu’elle cesse de souffrir pour moi. Sa souffrance m’étouffe et pourtant je serais malheureuse si elle ne souffrait pas autant. Sa douleur m’aide à sentir que j’existe pour quelqu’un, que je suis là et que je suis visible. Je ne vois rien mais au moins je sais que je suis visible. La vie est vraiment bizarre.

Romain m’embrasse sur le front puis sur les joues et enfin il m’embrasse vraiment. Je lui demande s’il a fermé la porte et il dit non et il va la fermer. Je préfère que l’on soit entre nous. Je ne sais jamais si la porte est ouverte ou fermée, à moins qu’il y ait du bruit mais depuis que je suis aveugle, j’ai l’impression que tout le monde murmure autour de moi. Je leur ai dit que je préfère qu’ils fassent du bruit, qu’ils parlent fort, au moins je participe à leur vie mais ils murmurent comme pour me protéger. Ils ne comprennent pas l’importance des sons. Romain s’assoit à côté de moi et m’enlace et il me garde longtemps contre lui. J’aime son odeur puis il ne s’est pas rasé et ses joues piquent. J’ai chaud et j’ai envie de lui, de le sentir complètement et je lui mordille le cou et lui caresse le corps mais il enlève doucement ma main et il me garde contre lui, sans me toucher. Avant il n’aurait pas fait ça, enlever ma main, il m’aurait caressée aussi. Je me ressaisis et lui demande s’il va bien et comment ça se passe à la fac et il me raconte brièvement sa journée, comme s’il s’excusait de la vivre ou peut-être est-il pressé d’en finir pour s’en aller, je n’en sais rien et j’aimerais savoir et je lui demande s’il est pressé, s’il a un rendez-vous ou des obligations. Il ne me répond pas et je ne sais pas s’il me regarde ni quelle est son expression. Peut-être me regarde-t-il tendrement, avec beaucoup d’amour ou peut-être qu’il s’ennuie, qu’il consulte sa montre pour calculer quand il pourra partir. C’est insupportable de ne pas le voir. Je lui dis que s’il est pressé, ce n’est pas grave, je comprends tout à fait mais il ne répond toujours pas. Ma question le gêne. Il doit penser à son avenir et à sa vie à laquelle je ne participe plus. Il bouge son bras et me touche le coude. On a dû lui apprendre ce geste pour que je sache qu’il s’adresse à moi. Il me demande si je m’y fais à mon état. Mon état. Je lui dis qu’il me manque et qu’on pourrait peut-être sortir pour déjeuner, je suis prête à aller dehors avec lui, peut-être qu’il fait beau et je lui demande et il dit oui, qu’il fait beau et même un peu chaud. On pourrait déjeuner sur une terrasse de café ? Du coup je ne veux plus que ça, aller déjeuner à une terrasse de café avec Romain, pour qu’il me tienne la main et qu’il me parle de ses rêves et ses désirs et qu’on rit et qu’on passe un bon moment, comme avant. J’aimerais sentir le soleil sur mon visage et je pourrai lui piquer ses frites. Je n’ai pas beaucoup de temps, il dit. J’ai pas mal de boulot. Il m’embrasse encore. Il n’y a vraiment rien à faire ? Il me pose à chaque fois la question et je lui en veux parce qu’à chaque fois je dois lui dire non, il n’y a vraiment rien à faire, c’est comme ça, il faut faire avec. Et il y a beaucoup de soirées en ce moment? Je ne sais pas bien comment aborder ce sujet, comment lui parler de ses soirées. Avant on sortait beaucoup et l’on faisait la fête entre copains mais depuis que je suis aveugle, il ne me demande plus de sortir avec lui et pourtant j’aimerais qu’il me raconte ses soirées, pour avoir l’impression d’y être avec lui. Peut-être qu’il a honte de moi. Honte de sortir avec une aveugle. Il y a quelque jours je lui ai demandé s’il avait honte de moi et il m’avait juré que non, sûrement pas mais j’ai senti une gêne. Je lui ai dit qu’il n’était pas obligé de venir me voir, que je le comprendrais s’il ne venait plus mais il m’a juré qu’il m’aimait et qu’il ne voulait pas me perdre. J’ai pourtant senti une gêne. Un malaise. J’entends sa voix tout près de mon oreille. Il dit qu’il y avait une soirée hier et qu’il y est allé mais il n’est pas resté tard. Je sens qu’il me ment. Il ne veut pas me faire mal, c’est sûrement ça, il ne veut pas me faire mal et il continue à venir me voir pour que je ne souffre pas mais il est embarrassé parce que je suis aveugle et ça ne lui convient pas, ça ne cadre pas avec sa vie et je peux le comprendre, être avec une aveugle c’est chiant, c’est beaucoup de travail et de tracas et ce n’est pas facile de se déplacer avec quelqu’un qui ne voit pas, il ne pourrait pas juste me planter là et aller voir ses copains, il devrait rester à mes côtés et m’aider à circuler et je comprends que ce puisse être embarrassant dans une soirée. Tu ne veux vraiment pas aller déjeuner dehors ? Il dit non. Il ne va pas tarder à partir. Je me dis qu’en déjeunant on aurait pu en parler, parler de notre rupture, il faut bien que je le libère, il est gêné et parfois il doit se sentir honteux puis il doit s’en vouloir, ce n’est facile ni pour moi ni pour lui et je ne veux pas lui imposer ça mais il dit qu’il n’a pas le temps d’aller déjeuner et il est gêné en me le disant, c’est palpable. Tu as honte de moi, n’est-ce pas ? Il dit non. Comment peux-tu penser ça ? Je le sens. Il y a un malaise et je le comprends. Il dit que je ne comprends rien du tout et j’aurais donné plusieurs vies pour pouvoir observer son expression et j’avance ma main pour lui palper le visage mais il se contracte et il se recule, légèrement. Il vaut mieux qu’on arrête de se voir, je murmure. J’ai envie de pleurer et pleurer et pleurer, qu’est-ce que ça fait mal mais je lui dis encore. Il vaut mieux qu’on arrête de se voir. Nos vies sont trop différentes. Je ne serai jamais comme avant et toi, tu n’es pas prêt à une relation avec moi. Moi en aveugle. Ou non-voyant.
Maintenant on dit non-voyant au lieu d’aveugle, il paraît que ça diminue l’impact de l’handicap mais je m’en fous, aveugle me convient comme mot, au moins c’est romantique et rien ne peut diminuer l’impact d’un handicap, je ne vois rien, je ne vois pas et c’est terrible et le reste, c’est du verbiage. C’est sûr que je suis projetée hors société et qu’il me faut créer une autre vie mais qu’on ne me raconte pas de conneries, qu’on puisse diminuer l’impact d’un handicap en disant non-voyant alors que je ne vois rien du tout. Il ne dit rien un bout de temps. Sûrement qu’il réfléchit, qu’il est déjà soulagé et qu’il culpabilise parce qu’il est soulagé et je fais ce que je peux pour qu’il s’en aille et qu’il vive sa vie. Je ne serai jamais comme avant. Je ne veux pas qu’on continue parce que tu te sens coupable. Je préfère qu’on arrête de se voir. Puis je ne ressens plus la même chose pour toi. J’aurais pu ajouter et pour les autres. Mes relations avec les autres ont changées, je ne les vois plus et il me faut du temps pour apprendre d’autres modes de relations, qui ne soient pas fondés sur le regard et l’échange des regards. Il me faut du temps et je lui dis. Tu en es sûre ? Sûre de toi ? Je lui dis absolument sûre. Il ne dit rien un bout de temps puis il bouge ses bras puis il dit qu’il doit y aller et qu’il me rappelle. Tu es sûre de toi ? il demande en se penchant sur moi pour m’embrasser et je lui réponds absolument et il s’en va.

Il fait si noir. Je ne sais pas si je pourrai m’habituer à ça, un jour, qu’il fasse noir tout le temps. On m’a dit que l’envie de vivre allait revenir et que j’allais apprendre à vivre avec mon handicap mais je n’en suis pas convaincue.

Il fait si noir et c’est tout ce que je vois.
P. P.