Concierge story

Texte paru dans le n°53 de La Revue Littéraire Scènes littéraires

Ma concierge, pour une raison que j’ignore, m’arrête toujours pour m’interroger quand elle me croise. Elle veut connaître mon planning, savoir comment marche mon dernier roman, s’il y a eu des articles. Elle me dit à chaque fois que ni sa soeur ni son fils ne me connaissent. Je l’intrigue. J’ai souvent tenté de sortir de l’immeuble sans qu’elle me voie mais elle reste tapie derrière sa fenêtre, à surveiller la cour. J’avance discrètement la tête afin d’inspecter les environs. J’ai un débat dans une heure alors pas question qu’elle m’interpelle. Son nom est Christiane mais dans ma tête je l’appelle la concierge pour garder les distances. Une fois j’avais accepté de boire un café chez elle. PLUS JAMAIS JE NE M’EXPOSERAI DE LA SORTE. Apparemment elle n’est pas là.

Je poursuis mon chemin et juste quand je me crois sauvée, j’entends sa voix derrière moi.
Alors, vous êtes pressée aujourd’hui ?
Je me retourne et la vois devant sa loge, une cigarette à la main, prenant appui sur son balai. Elle attend ma réponse. Je ne sais pas pourquoi mais elle me déstabilise et je bafouille que oui, non pas vraiment, enfin, j’ai un truc à faire…
Quel truc ?
Oh, pas grand-chose, ce n’est pas important, un débat…
Un débat ? Mais vous ne m’avez rien dit.
Elle tire sur sa cigarette, me sonde du regard. Je suis mal à l’aise.
Et sur quel sujet?
Quelque chose dans son regard me fige et j’ai le dos moite, elle a cet effet sur moi, elle me transforme en névrosée en proie à des crises de paranoïa.
Littérature et téléréalité.
Comme elle ne dit rien, je me sens obligée de m’expliquer.
C’est un sujet qui m’intéresse depuis un bout de temps.
Elle me fixe de ses yeux de couleur incertaine puis elle sourit.
Vous allez parler de celle avec les secrets ? C’est vachement bien.

Sachant que c’est une bêtise, que je ne pourrai plus lui échapper, qu’elle me tiendra coincée dans une espèce de dialogue de sourds, j’ouvre la bouche et je lui dis.
Je vais parler de l’influence de la téléréalité, ou du comportement induit par ce type d’émission sur la littérature, sur l’écrivain mais aussi sur le monde, vous savez, sur l’esprit critique, c’est dingue quand on y pense.
Je vois ses sourcils se froncer. Elle n’a peut-être pas compris ou au contraire, elle a tout compris et elle se demande si j’ai toute ma tête. Vexée, je m’explique.
L’écrivain, il écrit bien la réalité du monde, il pose un regard critique sur ce qui est ? Pour faire cela, il doit être libre d’écrire ce qu’il désire, sa façon de voir les choses de la vie, n’est-ce pas ?
Si vous le dites…
Il détecte les dysfonctionnements, il s’inquiète de ce qu’il voit, il fait signe au monde que quelque chose ne tourne pas rond. Mais est-ce encore possible ? Est-ce que l’écrivain peut encore dire non, ça ne va pas ?

Elle exhale des petits ronds de fumée en m’observant, les yeux plissés. Je crois qu’elle s’en fout.
Vous allez parler de quelle émission ?
Je vais parler de l’écrivain, comment il est soumis à un comportement spécifique.
Elle ne cligne même pas de l’oeil.
Vous êtes jalouse, elle me dit.
Comment ? Jalouse ? Je lui dis jamais de la vie.
Vous n’êtes pas connue. Pas comme ceux de la téléréalité.

Elle m’agace, ma concierge, elle détourne toujours tout. Je lui dis que le roman se vend moins bien et que l’écrivain est persuadé de ne plus être utile. Il est en dépression.
Il n’a qu’à faire de la téléréalité, être plus près des gens, elle me rétorque en calant mieux son balai comme pour me montrer que mes problèmes d’écrivain sont des problèmes de luxe.
Je lui fais savoir avec beaucoup de conviction que justement, le comportement inspiré par la téléréalité amène les lecteurs à penser que la littérature et la téléréalité participent du même mouvement, que l’écrivain doit se soumettre aux désirs des lecteurs. Il doit donc renoncer à ses interrogations puisque le public n’accepte plus qu’on le prenne à rebrousse-poil…
Vous me critiquez ? demande-t-elle, plissant toujours les yeux.
Non, bien sûr que non.
Je sens une vague d’angoisse monter dans mon corps. Depuis L’Élégance du hérisson, la concierge est à la mode, considérée comme un génie, armée d’un balai peut-être mais néanmoins un génie capable de penser le monde mieux que quiconque.
Vous êtes négative…
Non, je lui dis fermement que non, pas du tout et c’est justement là le problème, elle vient elle-même de le souligner. On refuse ce qui n’est pas agréable, on veut rêver, se marrer. Mais il faut quand même pouvoir interroger le monde. Tout n’est pas parfait.

Placide, elle me répète que je suis jalouse du succès de la télé réalité. C’est parce que les gens ne lisent pas vos romans. Vous êtes trop négative… Avec son balai elle a l’air bien plus crédible que moi qui me bats toujours pour quelque chose d’aussi illusoire que la possibilité de dire non, ça ne va pas, la vérité et le roman. Même ma famille semble penser qu’il est grand temps de lâcher prise pour me consacrer à des tâches plus utiles. Mon père m’indique toujours la direction des supermarchés qui recrutent des caissières. La concierge jette sa cigarette par terre, écrase le bout. Je lui dis avec toute la passion dont je suis capable que le roman ou la fiction romanesque sont l’un des derniers endroits où l’on peut encore penser en continu, réfléchir sur les choses sans en avoir l’air. Je m’enflamme, fais de grands gestes. On navigue entre télévision et ordinateur, on zappe, on passe vite sur les événements, on se concentre sur un détail puis sur un autre mais on n’arrive pas jusqu’au grand tout, à une vue d’ensemble, on n’arrive plus à relier les choses, les situations entre elles. Notre perception est fragmentée, oui, on pense par fragments sans faire la synthèse et ça craint en pleine mondialisation et qu’estce qu’il arrive dans ces cas-là ? On finit facho.
Je m’arrête pour souffler.

C’est pas marrant, votre truc. C’est pour ça qu’on ne connaît pas vos romans.
Je hausse les épaules. Mon boulot d’écrivain, interpréter la réalité, nommer ce qui est, n’est pas considéré à sa juste valeur mais je suis habituée à ça. Ce qui est terrible, c’est que je n’arrive pas à convaincre ma concierge, qui représente une majorité, qu’argumenter un non est important, que montrer ce qui ne va pas est essentiel. Sinon, comment agir sur le monde, sur la politique, l’économie ? Il faut savoir être négatif… Elle s’en moque. Elle cherche dans sa poche de droite.
Il faut que vous écriviez des histoires drôles, qui finissent bien.
Je n’ai jamais su pourquoi elle s’intéressait ainsi à mon sort.

Mon mari dit que la perte du triple A risque de couler notre pays.

Elle cite souvent son mari qui suit de près l’actualité.
On s’en fiche. C’est encore une histoire inventée pour focaliser notre attention sur la crise économique, nous préparer à accepter un autre plan de rigueur et pourquoi pas la fin des droits sociaux ? Ça ne veut rien dire, le triple A, c’est de la manipulation.
Elle n’a pas l’air rassuré. Vous n’y connaissez rien, elle me dit en tirant sur sa cigarette.
Je suis toujours stupéfaite quand je mesure l’impact des médias sur la pensée. Les gens ont dans l’idée que les médias transmettent des vérités. Pourtant l’information se résume souvent à une recherche Google et un montage. Fox News par exemple embauchait de faux journalistes pour de faux reportages et transmettait de fausses nouvelles. Nous avons déboursé 3 milliards de dollars pour ces chaînes de télévision. Nous déciderons ce que sont les informations. Les nouvelles sont ce que nous vous dirons qu’elles sont 1. Cette manipulation des faits a été expliquée, preuves à l’appui mais les gens ne savent pas quoi en penser. En fait, plus personne ne sait où est le vrai, où est le faux. Mais c’est quoi qui vous dérange avec la téléréalité ? elle me demande en me dévisageant.

La voir angoissée à cause d’un triple A me donne envie de la secouer et lui crier dans les oreilles qu’il est temps de se réveiller et de ne pas avaler tout cru n’importe quelle ineptie mais je sais que je ne le ferai pas. La vérité, plus personne n’en veut. La réalité n’est que problèmes, souffrances, douleurs, rien de très plaisant. Pour compenser, les gens exigent que le monde soit raconté comme une belle histoire avec un happy end, de la rédemption, filez-nous de beaux mensonges et laissez-nous tranquilles. C’est compréhensible mais c’est aussi là que commence la galère. Le commerce, l’industrie, la science, la politique, la communication, les médias sont devenus des scénaristes de la réalité, ils fabriquent des légendes pour vendre leurs produits. Tout est produit, un président, un pays, une cause humanitaire.
Qui veut une histoire ? Un mensonge ? Qu’à cela ne tienne.
Ils nous racontent le monde comme ça les arrange. Bush, Kadhafi, Ben Ali, Chirac, Pinochet, Sarkozy, autant d’histoires manipulées, réécrites pour faire passer ce qui ne va pas. Et la réplique? Ma concierge regarde des émissions de téléréalité, elle observe la vie, les conflits, les histoires des autres. Elle veut une vérité qui lui plaise, faite sur mesure. Cette vérité doit avoir sa part de réel pour être crédible. Il lui faut un réel façonné à la manière du virtuel, écrit comme un scénario et qui prévoit tout ce qu’il faut pour divertir et sécuriser. Le principe de précaution. Le roman s’écrit de plus en plus en dehors de la littérature, il déborde et touche tous les domaines. La réalité de tous les jours ? La société du bonheur, une véritable fiction, l’idée qu’on se fait d’une vie parfaite, sans incident/ accident/méchanceté/négativité. La réalité, on la cherche dans la téléréalité, pas… dans la réalité.

On n’y croit pas à vos histoires, me dit-elle en me narguant. Il faut du vécu, une expérience personnelle. Que ce soit crédible.
Moi, j’aime les livres où je peux m’identifier. Que le personnage soit comme moi. Vous ne pensez pas au lecteur…

Je lui dis que l’écrivain qui obéit à tout ce que lui demandent ses lecteurs est un écrivain mort. Et c’est ça, le truc, littérature et téléréalité, exactement et je m’enflamme à nouveau sous son regard flegmatique. Vous me dites ce que je dois écrire ou non. Vous voulez que j’écrive le livre que vous attendez, que je prenne en compte vos préférences, celles de votre mari, de vos copines. Vous modifiez ce qui ne vous plaît pas, décidez quel personnage il faut développer (un personnage doit être positif ), quel sujet en toile de fond (il y a des sujets jugés littéraires, d’autres non), sans oublier la rédemption obligatoire. Le texte est apprécié d’un simple clic, j’aime/j’aime pas, assertion qui tombe sans aucune forme de nuance comme sur Facebook. Tout est réduit à négatif/positif. Vous dites : je veux un roman qui ne fait pas réfléchir, qui me file la pêche, où je me reconnais, je ne veux penser à rien. Quoi ? Je dois écrire de la littérature participative ? C’est ça, le roman ? La commande d’un produit fait sur mesure, écrit en fonction des votes ? Et l’oeuvre libre, vous avez pensé à ça ? Avec vos votes, vous jouez à la démocratie. Vous décidez de qui meurt, de qui vit. Vous contrôlez la création. Et tout ça parce que vous épiez des gens de plus en plus bêtes à la télévision, on vous dit que c’est bien et vous voilà satisfaite. Plus question du bien ni du mal ni de vérité. Plus question d’argumentation, ce qui vous intéresse c’est la vie des gens mais pas seulement, n’est-ce pas ? C’est plus pervers que ça. Vous réclamez la vie des gens mais dans leur banalité. Vous en êtes consciente ? Vous désirez de la médiocrité et vous le réclamez à haute voix.

Je l’imagine devant son écran, suivant leurs histoires d’amour et leurs haines. Elle doit raffoler des moments du confessionnal, quand les secrets et les états d’âme sont dévoilés, les conflits partagés et l’émotion poussée à son paroxysme. Elle ne réagit absolument pas et je fonce en crachant des flammes.
Vous devenez des voyeurs. Rien que ça. Puis ces émissions ne sont même pas spontanées, tout est arrangé, il y a un scénario, des participants choisis par un casting. Une équipe travaille sur le montage et choisit ce qui sera montré. Des éléments sont introduits par petites doses, selon les désirs du public. Elle est où, votre réalité spontanée, naturelle ? Une sélection de moments tirés d’une réalité préfabriquée ? C’est à cause de vous que le monde ne va plus.

Essoufflée, je cesse de parler. Elle ne me dit rien. Elle aurait pu dire quelque chose. Malgré tout c’est elle qui m’a arrêtée. Je me lance à nouveau. Jamais je ne me laisserai faire sur ces sujets, jamais.
Vous demandez de la fiction à la réalité et du réalisme à la fiction. C’est quand même contradictoire. De l’autofiction, oui mais plaisante, de la douleur, mesurée, avec une fin rassurante.
Expérience personnelle. Je ne suis pas congolaise alors je n’ai pas le droit d’écrire sur les guerres au Congo. Je dois rester à ma place, confinée dans la fiction mais cette fiction doit être reliée à mon propre vécu. Ce n’est qu’une autofiction réglementée, limitée à ma propre vie. Une littérature du moi je…

Ma concierge m’écoute avec une patience qu’elle affiche sans scrupule. Agacée, je continue.
La téléréalité en tant que réalité spontanée vous semble vraie, c’est ce que vous cherchez, quelque chose d’authentique, qui ne soit pas mensonger. Vous vous dites que c’est vrai parce que vous le voyez de vos propres yeux. C’est n’importe quoi. Moi, je dis qu’on voit ce qu’on s’attend à voir, ce qu’on veut bien voir, qu’on a appris à voir.
Vrai, pas vrai, la question ne se pose même plus, qui en a quelque chose à faire, on se demande si c’est crédible ou pas, si on peut y croire ou pas, si c’est bien fait. Pour le reste…

La concierge parle enfin, elle me dit qu’elle aime ça, participer à la vie des autres et où est le mal ? Quand ils vivent comme moi, ça m’intéresse.
Je suis enragée. Je parle fort. Elle ne le voit pas ? Que son besoin de réalité se traduit par le fait de se voir elle-même à la télé ? Sa seule réalité, elle-même. Et pourquoi ? Pour se sentir importante, comme la personne à la télé.
Et alors ? me dit-elle. J’ai pas le droit d’être une star ?

En observant ma concierge, je songe à la multiplication de fausses réalités, de fausses histoires construites par des spécialistes, commanditées par des politiques comme Bush ou encore Sarkozy, aux infos qui dopent l’audimat par de véritables romans feuilletons fabriqués pour émouvoir. Celui qui l’emporte est celui qui écrit l’histoire la plus touchante, peu importe la vérité.
Je lui dis que la fiction est une fabrication de faux, que l’écrivain ment comme les hommes politiques, seulement il reste dans le vraisemblable, il ne cherche pas à faire vrai mais à interpréter le réel. La littérature est une création de mythes, la société a besoin de mythes mais de quel type de mythes?
Ma concierge ne dit plus rien. Elle allume une nouvelle cigarette.

Un mythe racoleur qui détruit petit à petit l’esprit critique ou un mythe qui incite et qui permet de penser le monde ? Car comment penser le monde si l’on ne peut pas dire ça ne va pas ? Pour écrire encore, l’écrivain s’accroche, séduit, il imite le cinéma et la télévision pour paraître plus fun, il fait ce qu’il peut pour oublier qu’il ne compte plus beaucoup. Et je ne suis pas d’accord avec ça. Le roman peut devenir un contre-argument face aux raconteurs d’histoires professionnels sans scrupule qui ne songent pas à hisser ces récits au niveau de l’art et de la philosophie mais qui font du marketing, maquillant des faits réels afin de tromper, juste un moment pour obtenir gain de cause. L’écrivain crée un univers, il ne se contente pas de le manipuler mais de montrer ce qui est véritablement. Il met en valeur différents aspects d’une même chose, il fouine dans les coulisses, il n’a pas peur de suspendre le temps afin de s’arrêter et se poser des questions. Il faut oublier la résistance et foncer. La littérature est essentielle, elle est vitale parmi toutes ces histoires qui racontent n’importe quoi, elle tient un vrai rôle, elle est indispensable. Vous ne voyez pas ? Qui mieux qu’un écrivain peut contre-argumenter sur le terrain de la narration ? Hein ?
La concierge ne dit toujours rien.

Il compte, l’écrivain, et il est temps qu’il se ressaisisse du sens critique pour devenir politique. Il faut partir en guerre contre la mort de l’esprit, la mort de l’intelligence, envisager la guérilla, ça suffit la complaisance et la paix, l’acceptation de n’importe quoi, oui, il faut attaquer au lieu de résister. L’écrivain doit se réapproprier le récit, sortir du champ de la téléréalité et de l’émotion et vous allez voir ce que vous allez voir.
La concierge ne dit toujours rien, elle se balance d’un côté à l’autre appuyée sur le balai puis elle fouille dans sa poche et sort encore une cigarette. Elle fume vraiment beaucoup. Je lui dis faiblement. Voilà, c’est ça mon sujet.

Très bien, elle me dit enfin. Mais vous devez admettre qu’avec des livres comme ça, c’est quand même pas drôle. Puis vous êtes très négative et quand vous dites que l’écrivain compte, c’est que vous voulez compter, vous.
Quand je me retourne avant de quitter la cour, elle n’est déjà plus là.