Testament de vie

Pia Petersen

Texte paru dans la revue Nunc n° 30

Testament de vie : Déclaration de volonté écrite pour obtenir l’interruption de la vie.
Euthanasie : donner la mort à celui qui souffre. Directe/active : cocktail de la mort, empoisonnement euphorique. Indirecte/passive : débranchement des appareils, abstention des soins.
Eugénique : amélioration de l’espèce humaine. Sélection de l’homme par l’homme.

Je n’ai aucune idée du temps qu’il fait, ni si c’est le jour ou la nuit. Je suis allongé sur mon lit, immobile. Je ne peux pas bouger, j’ai beau faire des efforts, rien. Ils viennent me palper, me laver, me faire des piqures, ils me font passer un liquide par une sonde gastrique pour m’alimenter, ils m’ont intubé pour m’aider à respirer, ils vérifient que les appareils sont bien branchés, qu’il n’y a pas de problème de fonctionnement. Je me laisse manipuler en faisant abstraction des douleurs. De toute façon je ne peux pas faire autrement. L’un des infirmiers est brusque, parfois il me fait mal. Je crois qu’il s’appelle Laurent mais je n’en suis pas sûr. Je les confonds. Je ne sais depuis combien de temps je suis là, le corps inerte, la bouche close, les yeux fermés. Ce n’était pas prévu. Au début, il n’était question que d’une semaine, les médecins étaient optimistes. C’était ma fille qui m’amenait. Faites tout ce qu’il faut, Docteur, avait-elle dit à la première consultation.

Je les entends parler de moi, ils disent que je suis quasiment mort, qu’il n’y a plus grand chose à faire, qu’il faudrait songer à me débrancher. J’ai essayé de leur démontrer que je suis bien là, j’ai tenté de cligner des yeux, de plier un doigt, de provoquer un frisson sur ma peau ou de changer le rythme de ma respiration mais rien, ils n’ont rien vu ou peut-être que je n’ai pas réussi. J’essaye encore. Je concentre toute ma volonté pour tenter de leur communiquer ce que j’ai sur le cœur, je crie dans ma tête écoutez-moi, je ne veux pas mourir, je ne suis pas encore mort, je suis vivant, est-ce que vous m’entendez ?

Je suis malade depuis longtemps. Il paraît que je suis un cas désespéré, qu’il n’existe aucun traitement. Les infirmiers en discutent, des coûts, de la douleur que je dois ressentir et qui doit être épouvantable, ils disent que ce n’est pas une vie, ça, que je ne suis plus digne du tout. Je ne sais pas bien ce qu’ils entendent par là. Ils disent que ce serait mieux d’être mort, que personne ne pourrait supporter de vivre ainsi comme un légume. C’est vexant de me traiter de légume, je leur aurais dit, si j’avais pu, qu’on ne parle pas des gens comme ça, surtout quand ils ne sont pas en état de se défendre. Ils disent que je mérite de mourir dignement. Mais je m’en fous de la dignité. Complètement. Puis qu’est-ce qu’ils entendent par dignité? Comme si la mort était digne. Puis il faut être digne pour qui? Pour eux? Ou pour moi? Ça n’a aucune importance, la dignité, ça comptent pour ceux qui vont bien. C’est comme le testament de vie, pour demander l’euthanasie, on le signe quand on va bien, quand on n’a pas l’ombre d’un problème, quand la mort est encore un truc abstrait qui n’arrive qu’aux autres. Ils me font rire, les gens en bonne santé. Ils ne savent pas. Ils donnent des leçons, prennent des décisions mais ils ne savent pas ce que c’est quand la vie fout le camp, s’en va, disparaît, quand le noir arrive, quand on sait qu’on ne sera plus jamais là. Ils ne savent pas ce que c’est et ils disent que je dois mourir dignement? Qu’ils aillent se faire voir, voilà ce que je leur dirais à tous ces gens en bonne santé qui ne savent pas. Je ne veux pas mourir, c’est tout. Peut-être que plus tard, ils trouveront le remède pour me guérir, demain peut-être. Qui sait ? On ne sait pas ce qui se passera demain, hein? Il peut se produire des imprévus, des choses qui échappent au contrôle des hommes. Autrefois on appelait cela des miracles. Un diagnostic n’est pas une vérité, un pronostic n’est qu’une issue possible. Rien n’est écrit d’avance. Ça existe, des gens qui auraient dû mourir et qui sont vivants, qui ont outrepassé la décision médicale, qui ont opté pour la vie. Il faut parfois se donner du temps mais maintenant la mode est à la nature qui reprend ses droits par cet engouement bizarre pour la culture bio qui nous fait croire qu’il n’y a rien de mieux pour se soigner. J’entends le personnel en parler, dire qu’il ne faut plus vaincre la nature, il faut être nature. Et si la nature s’en foutait? Alors, pourquoi ne pas faire venir des sorciers ou des guérisseurs qui interpellent la nature, hein? Pourquoi ne me donnez-vous rien pour me soigner?

Le médecin décide qu’on ne peut rien faire, qu’il faut se rendre aux évidences. Mais doit-on se résigner et baisser les bras? Ne plus essayer, n’est-ce pas accepter une situation sans se battre? On ne va pas seulement me laisser mourir mais on va en plus précipiter ma mort. Il faut des résultats immédiats, être rentable et efficace, ne plus perdre son temps là où ça ne sert à rien, c’est comme ça, un constat. Et moi? On me donne la mort, on décide que ma vie doit s’arrêter là. On ne me demande pas mon avis. On décide pour moi. Mais je suis vivant, bon sang, regardez-moi. Je me souviens du jour où ils ont légalisé l’euthanasie. J’avais eu pas mal d’appréhensions. Donner autant de pouvoir aux médecins est malsain, ils peuvent décider de la limite de la vie, ils peuvent se prendre pour des dieux et qui pourrait le contester? Il y avait une flopée d’articles dans les journaux disant qu’il n’y aurait pas d’abus, que l’administration serait attentive. Rien que de bonnes intentions. Même moi, j’avais failli marcher et accepter un tel texte. Je n’étais pas malade à l’époque alors il n’y avait pas d’urgence.

J’espère que ma fille viendra aujourd’hui. Ça me rassure quand elle est là. Je me dis qu’ils ne tenteront rien contre moi. Mais ça fait un bout de temps qu’elle n’est pas venue. La dernière fois elle m’a dit qu’elle n’avait plus les moyens de s’occuper de moi. Mes fils ne viennent pas beaucoup non plus. Leurs épouses ont des choses plus intéressantes à faire. Quand ils viennent, ils parlent longuement avec le médecin et le personnel qui s’occupe de moi. Lors de leur précédente visite, le médecin leur a dit qu’il fallait prendre une décision, que ce n’était pas humain ce qu’on me faisait subir. Pourtant je ne souffre pas tant que ça, je suis juste incapable de bouger et puis, même si je souffre, je préfère la souffrance étant vivant au bien-être étant mort. J’attends qu’on me guérisse. Je patiente pendant que ma famille hésite. Quand ils viennent, ils sont toujours pressés de repartir. La semaine dernière, Marc a dit à Suzanne que ses filles l’attendaient pour qu’il les amène à leur club d’équitation. Je sentais presque l’odeur des chevaux. En prenant congé du médecin, ils ont donné leur accord pour l’euthanasie, le médecin pouvait désormais préparer les papiers. On les signera la semaine prochaine, ont-ils dit et ils sont partis. Je suis âgé et la maladie a été si longue qu’ils ont fini par se réapproprier leur vie. C’est normal. Je les comprends. Je ne sers plus à grand chose, je coûte juste de l’argent. Mais je n’accepte pas que l’on modernise le système en rognant sur l’humain, sur moi. Le système économique dit que je ne suis pas rentable, que je suis vieux, que si je récupère je serai en chaise roulante, un handicapé et un boulet pour le budget hospitalier qui manque de lits et de soignants.
Mais je ne suis par encore mort et je veux continuer à vivre, je sais qu’il y a de la vie en moi.

Le médecin est de nouveau venu me voir. Il ne vous embête pas au moins, a-t-il demandé à une infirmière avec qui il semblait avoir de très bons rapports, je les ai entendu rire avec sous-entendu. Elle a répondu d’une voix douce que le patient ne réagissait à rien, que c’était insupportable de le voir tous les jours, ainsi, à attendre la mort, comme un légume et elle a souligné que j’étais un légume, c’est fini pour lui, docteur, a-t-elle ajouté avec sa voix câline. Le docteur lui a répondu que la famille signerait les papiers la prochaine semaine pro- bablement. Il m’a déjà tué. Ma date d’expiration, la semaine prochaine. J’essaie de lui faire signe. J’avais pourtant rempli un document, un anti-testament de vie mais personne n’en a parlé. Ils ont pourtant dû fouiller dans mes papiers, il était dans mon portefeuille. Ils ne sont peut-être pas si attentifs que ça, une erreur est humaine malgré tout. Ça fait un bout de temps que l’euthanasie est légalisée. Elle fait partie de la formation médicale, dans les écoles on apprend comment administrer le cocktail de la mort et dans quels cas on peut le prescrire. On apprend comment me tuer. C’est désormais une affaire d’état, d’administration, de loi, un geste ordinaire, banal, de routine. Il a fallu s’y adapter, prendre ses précautions.

Moi, j’ai écrit un anti-testament de vie pour signaler mon désir d’acharnement thérapeutique et je l’ai constamment sur moi. D’abord, il fallait un testament de vie pour demander l’euthanasie, maintenant c’est plus sûr de faire un anti-testament de vie pour la refuser. Les gens obéissent trop sagement face à la loi. Ça ne s’interroge pas, la loi, pas beaucoup. Mon anti-testament de vie ne m’a pas beaucoup aidé et c’est encore plus grave s’ils l’ont vu et qu’ils n’en tiennent pas compte. Ils devraient vraiment fouiller mon portefeuille. En plus, ma famille est au courant...

Monsieur, je suis désolée, je ne peux pas vous aider, je ne suis pas responsable, vous comprenez, j’ai vérifié sur l’ordinateur, c’est écrit, le patient a demandé de mourir, que voulez-vous que je fasse? Quoi? Il n’a jamais signé un tel papier? Mais dans l’ordinateur il est écrit que oui. Une erreur? Peut-être. Ça arrive. On est humain. Mais je ne peux rien faire. C’est trop tard. Désolée. Mais vous comprenez, je ne peux pas vous sortir le dossier. L’ordinateur refuse. Vous savez, quand l’ordinateur ordonne... Il faut vous adresser au service clientèle, ils vous donneront un formulaire et vous expliquerez le problème. Oui, je sais qu’il est mort mais il faut vous plaindre, c’est comme ça qu’on fait bouger les choses.
Tenez, remplissez ce document. Vous voyez, il y a une case prévue pour votre cas, à remplir par le médecin qui a déjà euthanasié. Puis réponds à cette question-là. Existe-t-il une déclaration écrite exprimant la volonté du patient? Si non, dites pourquoi. Vous voyez? Il suffit de remplir le formulaire et de le déposer. Combien de temps? Ce n’est pas rapide. On est en sous-effectif. Je ne devrais pas le dire mais vous savez, ce n’est pas facile pour nous, les infirmiers, de toujours côtoyer des gens qui souffrent. Il y en a qui sont au bout du rouleau. Il faut nous comprendre. Puis c’est explicité dans la loi, que l’euthanasie peut être effectuée sans le consentement du patient, l’acte n’implique pas forcément l’accord du malade. C’est comme ça, monsieur, il faudra vous y faire.

Le médecin rit doucement. Je ne vois rien, je n’arrive pas à ouvrir les yeux. Il dit que ce n’est plus qu’une question de temps. Pauvre bougre, il ajoute. L’infirmière renchérit en susurrant que c’est quand même mieux.

De le voir dans un tel état c’est déprimant, la nuit je rêve de lui et de son visage tout blanc, je n’arrive plus à le faire sortir de ma tête puis cette odeur, c’est une odeur de mort, je souffre pour lui, vraiment je ne supporte plus de le voir là.

Elle a la voix plus serrée et j’entends le docteur se déplacer, j’entends qu’il l’enlace et qu’ils s’embrassent et je l’entends dire que ce sera bientôt fini, qu’elle n’aura plus à en sou!rir puis le téléphone sonne, ils se séparent et le docteur répond à son coup de fil. J’arrive tout de suite. Avant de quitter la chambre, il dit à l’infirmière, sur un ton très professionnel qu’ils trouveront sans doute un médicament mais dans un an ou plus, vous savez comment ça peut être long de commercialiser les médicaments. Il ajoute que c’est dommage que je n’aurai pas la possibilité d’en profiter.

Quand je pense que certains disent que c’est un incroyable progrès, une victoire du droit de mourir dans la dignité que de pouvoir ingurgiter le cocktail de la mort.

Il faut que j’attire son attention. Je me concentre. Docteur, s’il vous plaît, je désire l’acharnement thérapeutique, je ne veux pas qu’on m’achève, je veux qu’on pousse jusqu’au bout ma survie. Je me fous de ma dignité, vous m’entendez, je me fous des coûts financiers, je veux vivre, laisse-moi revenir.

Il faut m’aider, docteur, c’est votre boulot non? Je veux être là demain, je veux sortir sous la pluie et attendre le soleil, je veux sentir encore la vie, j’aime la vie, vous savez. Je veux l’acharnement, vous pouvez y aller, me mettre la dose, je supporterai la douleur, promis et je ferai en sorte que l’infirmière n’en souffre pas, promis mais ne me tuez pas, vraiment, je ne veux pas mourir, je la sens là, la vie, je sais que je peux me battre, ce n’est pas encore fini.

Je me souviens des débats préalables à la loi, comment les documents officiels dégoulinaient de sentiments, compassion, respect, pitié, sollicitude, humanité, sensibilité, solidarité, dignité. Je me disais que l’homme avait changé, qu’il avait appris de son passé, je l’espérais très fort mais quand j’ai vu que ce n’était pas le cas, j’ai rédigé mon anti-testament.

Ceux qui s’étaient battus pour l’abolition de la peine de mort voulaient la légalisation de l’euthanasie, ils disaient qu’il était temps de devenir moderne. L’abolition de la peine de mort faisait sens, c’est sûr qu’il fallait éviter que l’État ne soit assassin, comme il fallait éviter les erreurs. Mais ceux qui ont réclamé l’abolition de la peine de mort sont les mêmes qui réclament l’euthanasie. Je ne comprends pas. Dans les deux cas, il est question de donner la mort. Alors, pourquoi est- ce qu’on accepte l’idée d’erreur dans le cas de l’euthanasie? N’est-ce pas un meurtre légalisé? En quoi un malade est-il moins important qu’un prisonnier? Quels critères, voilà ma question et qu’on ne me dise pas que l’âge, l’utilité d’une personne dans la société, la santé générale ne comptent pas en tant que critères. Économie, raisonnement, calcul, rendement, efficacité, ce sont les mots qui définissent notre époque. Il n’y a pas beaucoup de poésie, oui, la poésie a disparu et il y a des vies qui ont une valeur et d’autres qui n’en ont pas.

Docteur, je veux l’acharnement thérapeutique. On peut essayer, juste essayer, encore une fois?