Une fenêtre au hasard

EXTRAIT

Ça fait longtemps maintenant que je m’assieds là, à mon bureau et que j’essaie de décrire la fenêtre d’en face. Trois ans. Trois ans que je recommence la même chose tous les jours, j’essaie de décrire la fenêtre en face et d’écrire quelque chose sur elle, des bricoles poétiques, peut-être, je n’en sais rien et je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça, voilà tout. Elle est de l’autre côté de la rue. La fenêtre. La rue est étroite. La fenêtre est proche, juste en face et parfois je me dis qu’il suffirait de tendre la main pour la toucher mais ce n’est pas vrai, elle est de l’autre côté de la rue, elle est trop loin et quand le temps est gris, je ne vois rien à l’intérieur parce qu’elle est trop loin.

J’essaie d’écrire quelque chose mais rien ne vient, je n’écris rien. Faut dire qu’il ne se passe rien. J’attends, c’est tout. Je regarde la fenêtre mais je n’écris rien, je regarde le cadre en bois avec sa peinture écaillée et les volets décolorés par le soleil et la pluie, une jardinière avec un peu de terre dedans et des vitres sales. Parfois le soleil l’éclaire d’un rayon et l’on voit à l’intérieur et la fenêtre semble plus gaie. Parfois il pleut et la pluie tape sur les vitres sales et remplit la jardinière d’eau et l’on ne voit rien. De toute façon il n’y a rien à voir et la fenêtre est toujours fermée. Je ne sais pas pourquoi je suis si absurdement fascinée par elle. Il n’y a rien derrière, pas de vie, seulement un appartement vide et pourtant j’attends, personne n’y habite, rien n’arrive jamais et pourtant je passe mon temps à l’observer dans l’espoir qu’un changement aura lieu, un événement ou quelque chose comme ça, mais depuis trois ans j’attends et c’est tout.

Je ne fais pas que ça. Il faut vivre, je travaille donc dans une entreprise où je réponds au téléphone et je suis chargée de l’accueil. J’occupe ce poste depuis quelques années déjà. Ce n’est pas un travail passionnant et c’est pour ça que j’ai tout mon temps pour penser à la fenêtre. Ma fenêtre. C’est un peu la mienne, du moins c’est comme ça que je la vois et l’on ne peut pas m’en empêcher, il n’y a personne, alors pourquoi ce ne serait pas la mienne ? Je voudrais tant la décrire. Ecrire un livre sur elle. Il faut bien partir de quelque chose pour écrire un livre alors j’ai décidé de partir de là, de la fenêtre en face qui est un peu la mienne. C’est parce que je m’invente des histoires sur la fenêtre et tout ce qui se passe derrière qu’il se passe quelque chose et c’est pour ça que c’est ma fenêtre et c’est une raison comme une autre. Je lui crée une réalité, je la fais exister et ce n’est pas rien, c’est même sacrément nécessaire puisque sans moi rien ne se passerait et qu’on ne me dise pas le contraire. Mais je n’arrive pas à écrire ces histoires. Elles disparaissent et quand j’écris quelques mots, ça ne colle pas, comme si le ton manquait et je préfère les histoires qui sonnent vraies et je vois bien qu’il n’y a personne depuis des années, il y a juste un appartement vide et c’est tout. Ça doit être ça, le ton qui manque.

Cette fenêtre m’attire et j’y pense tout le temps et c’est à cause de ça que je me dépêche toujours de rentrer du bureau, pour mon rendez-vous. De temps en temps je fais les courses en chemin, dans un petit supermarché près de chez moi où le personnel est sympa et le caissier me sourit presque chaque fois que j’y vais. Une fois il m’a même dit que j’avais l’air très en forme et ça m’avait beaucoup touchée, malgré tout il n’était pas obligé de faire attention à moi, alors j’ai été touchée et je lui ai dit oui, que j’étais en forme. Mais je ne reste jamais longtemps. Ma fenêtre m’appelle et m’attend et je la retrouve aussi vite que possible, je cours tout mettre au frigo, me fais un café et m’assois devant et j’attends. J’attends que quelque chose se passe. C’est ce que je fais tous les jours et aujourd’hui aussi, je m’assois devant et pourtant ce n’est pas comme d’habitude. Il y a quelque chose derrière la fenêtre.

Dans l’appartement en face, une femme fait le tour de la pièce et elle inspecte les murs. J’ai envie de me mettre debout, me pencher par la fenêtre pour mieux voir mais je ne bouge pas, j’observe et j’enregistre et je me dis que c’est un sale tour que quelqu’un me joue, une intrusion en quelque sorte et qu’est-ce que ça veut dire ? Ça ne veut rien dire et c’est parfaitement aberrant puisque j’attends depuis si longtemps que quelque chose se passe et voilà, j’y suis et de quoi je me plains ? La femme vient vers la fenêtre et essaie de l’ouvrir, elle tire sur la poignée mais la fenêtre est coincée, elle tire encore dessus et la fenêtre s’ouvre enfin. Elle regarde au-dehors, la rue en bas, le ciel, l’immeuble en face, elle jette un œil sur ma fenêtre et elle recule, farfouille dans son sac à main et en sort un portable et passe un coup de fil, elle parle quelques instants, puis elle range son téléphone et referme la fenêtre, elle se retourne et se dirige vers la porte et elle disparaît de ma vue. Elle n’apparaît plus, alors je suppose qu’elle est partie. Tout ce que j’ai pu voir, c’est qu’elle portait un tee-shirt rouge et un jean et qu’elle avait les cheveux longs. Je ne la distinguais pas bien mais tant pis, c’est mieux que rien.

Mon cœur bat plus vite. Je suis agitée. C’est souvent comme ça quand on est agité, le cœur bat plus vite et il fait si chaud. Quelque chose se passe enfin en face, je n’ai pas attendu en vain et c’est sûrement ça, le destin, c’était écrit quelque part, dans mon agenda du futur et maintenant il se passe des choses sur lesquelles je peux écrire. Et j’écris, c’est vrai, j’ai pris mon stylo et j’ai enfin commencé à décrire cette fenêtre et je me dis que l’on doit se sentir comme ça quand on est heureux, je suis euphorique et si ma mère me voyait, elle ne le croirait pas et je décris cette femme, le peu que j’en ai vu et la manière dont elle a fait le tour de la pièce. Je me sens emportée... puis c’est fini, un rideau tombe et du coup je m’arrête, mince, c’est vraiment fini et je ne sais plus quoi écrire.

Je pose mon stylo. Ce n’est pas grave, aucune raison de paniquer, quelque chose se passe en face et j’ai enfin commencé le roman que je rêve tant d’écrire, le but de ma vie. Je me lève et je vais dans la cuisine, ouvre le frigo et prends une bouteille de vin et je bois un verre debout à côté de l’évier, pour fêter ça. C’est bon et je me sens si audacieuse et je bois encore un verre et encore un, puis toute la bouteille et je me dis que je ne suis pas si seule que ça et que ça ne veut rien dire, être seul et de toute façon, où est le mal ? Qui peut me le dire, ça ? Où est-ce écrit qu’il ne faut pas être seul ? Ma tête tourne et mon estomac aussi, je trébuche en faisant un pas et je vais dans le salon en m’appuyant au mur puis je m’écroule sur mon canapé et je le sens bien, que mes joues sont mouillées, que je pleure, je pleure encore et c’est tout, on a le droit de pleurer, non ? Je me dis que je suis ivre et je m’endors.

Je quitte ma fenêtre aussi peu que possible. Maintenant qu’il se passe quelque chose en face, je dois être là, pour voir, tout voir, surtout l’homme qui a emménagé. Je ne l’ai pas bien vu encore mais il est là depuis ce matin. Ça doit être lui puisqu’il montre aux hommes qui entrent et sortent de l’appartement avec des meubles et des cartons et des plantes où placer les objets. Voilà ce que j’ai pu observer, pas grand-chose mais je n’ose pas rester trop longtemps à la fenêtre, pour ne pas attirer l’attention. Je descends dans la rue pour voir de plus près les gens qui l’aident, restant de mon côté du trottoir. Ça doit être ses copains. Ils ont l’air gentil. Je suis sûre que je pourrais les apprécier si je les connaissais et au fond, maintenant, on fait un peu partie de la même famille et une vague de chaleur me parcourt. On est comme une famille.

Ma rue s’appelle la rue des Martyrs. Une rue commerçante avec deux supermarchés et des boucheries et aussi des crémeries et une poissonnerie et un traiteur grec. Les fruits et les légumes sont dehors et des affichettes vert fluo indiquent les promos et en ce moment, quand on passe devant, on sent une forte odeur de melon. Il y a aussi plusieurs boulangeries et quelques cafés miteux, dont un juste en bas de chez moi qui a des tables sur le trottoir et je m’assois là pour mieux voir le déménagement. Je mets des lunettes de soleil, comme ça ils ne remarqueront pas que je les regarde et je dispose un bouquin et un carnet et un stylo sur la table, pour avoir l’air naturel et c’est essentiel. Je fais toujours ça pour qu’on ne me pense pas seule et que je manque d’amitié. On n’est pas obligé de montrer ses faiblesses et c’est mal vu, d’être seul, c’est en quelque sorte ne pas être parfait et tout le monde veut la perfection et pour ça il faut être sollicité, avoir beaucoup d’amis et moi, je n’en ai pas, alors je prends tout ça en considération et fais comme si j’avais beaucoup de travail et n’avais besoin de personne.

Le serveur s’approche. Il a chaud aussi et sa chemise est très sale, avec des taches de sueur sous les bras et sur la poitrine. Vous voulez ? Un blanc. Il me l’apporte et me demande de le régler. Changement de service, voilà ce qu’il me dit et c’est tout, ni merci ni rien et je pense qu’il n’est pas très poli et tant pis.

Avec la chaleur, l’air est presque épais et ça sent l’essence. Je me demande si l’air peut être inflammable avec toute cette essence, si l’air peut soudainement prendre feu, puis je me dis que c’est bête de penser à ça, comme si je me faisais des histoires par avance. Une jeune fille passe sur le trottoir, elle mange des cerises qu’elle sort d’un sac en papier brun et elle regarde le haut de l’église au bout de la rue. Du coup j’ai envie de manger des cerises moi aussi, mais jamais je n’oserai les manger dans la rue, de peur qu’on ne me remarque. Je n’aime pas qu’on me regarde. On doit penser que je suis laide ou qu’il me manque quelque chose.

Les hommes font le va-et-vient entre l’appartement et le camion et la femme de l’autre jour est venue, elle aussi. Elle s’arrête souvent pour boire de l’eau. Elle ne semble pas enthousiaste. Je me demande ce qu’elle représente pour lui. Peut-être juste une connaissance ou peut-être qu’ils sont sortis ensemble et qu’ils se sont séparés et c’est pour ça qu’il déménage, mais ça peut aussi être autre chose et au bout du compte je n’en sais rien et comment savoir ces choses-là ? Pourtant je voudrais savoir si c’est ça, si elle est une simple connaissance ou pas. Il faut que je sache. Elle s’en va. Salut et à demain, crie-t-elle à l’un des hommes qui lève la tête pour lui sourire. A demain, il crie lui aussi. Je me sens drôlement soulagée, c’est qu’elle doit être avec lui et ça me fait du bien de penser ça. Les hommes travaillent encore quelque temps puis ils ont fini. Devant la porte d’entrée ils restent un long moment et discutent avec animation et ils rient mais je ne les entends pas du café, le vrombissement des voitures est vraiment trop fort et ils sont trop loin et c’est dommage, j’aurais bien voulu entendre ce qui les faisait rire. Ils se serrent la main et l’un d’eux monte dans le camion, il démarre et manœuvre pour sortir de sa place et les autres s’en vont à pied. Il n’y a plus personne dans la rue et je remonte chez moi et je m’assieds à ma fenêtre.

Ma fenêtre m'appelle et m'attend et je la retrouve aussi vite que possible,
je cours tout mettre au frigo, me fais un café et m'assois devant et j'attends.
J'attends que quelque chose se passe.
C'est ce que je fais tous les jours et aujourd'hui aussi, je m'assois devant et pourtant
ce n'est pas comme d'habitude. Il y a quelque chose derrière la fenêtre.
Dans l'appartement en face, une femme fait le tour de la pièce et elle inspecte les murs.
J'ai envie de me mettre debout, me pencher par la fenêtre pour mieux voir mais je ne bouge pas, j'observe et j'enregistre et je me dis que c'est un sale tour que quelqu'un me joue,
une intrusion en quelque sorte et qu'est-ce que ça veut dire?