La vengeance des perroquets
Pierre Faverolle
Janvier 2023
Derrière ce titre étrange se cache le roman le plus intelligent que j’aurais lu en 2022, un roman que je n’hésite pas à placer dans mon TOP10 tant il pose des questions dérangeantes pour un scientifique de formation, humaniste comme moi.
Il est enfermé dans cette geôle, sans fenêtre, sans repère temporel, sans nom, dans le noir. Il a perdu le sens de la réalité, mais il a conservé la conscience de ce qu’il est. Malgré les moqueries du gardien, il garde une once d’espoir, celle de sortir au grand air, au grand jour ; à défaut celle de voir son avocat comme il devrait en avoir le droit. Se battre, faire des efforts, des mouvements pour sentir son corps, voire d’enfoncer ses ongles dans sa paume pour ressentir une douleur, une preuve d’être encore vivant. Seul, mais vivant.
Emma se définit elle-même comme nordique et européenne et n’a jamais choisi de nationalité, se déclarant citoyenne du monde, « éternelle touriste ». Artiste reconnue pour ses portraits des plus éminents hommes d’affaire, elle vient d’accepter de peindre celui de Henry Palantir, le célébrissime propriétaire de Vision Technologies, l’entreprise chargée de la sécurité par et grâce à la maitrise du numérique, client incontournable des multinationales et des grands pays industrialisés.
Emma souffre de claustrophobie et ne peut se contenter de rester dans le bureau jouxtant celui de Palantir. La force de son art réside dans sa faculté à exprimer la psychologie d’un homme derrière les traits peints sur sa toile. Mais face à un mur sans émotion, elle demande du temps pour comprendre le magnat, le sonder en profondeur via ses actes et ses quelques paroles. Lors d’une de ses sorties, elle rencontre Achille, un homme noir plus âgé qu’elle pour qui elle va éprouver un coup de foudre.
Loin de n’être qu’un roman d’amour, Pia Petersen choisit de placer Emma en tant que narratrice, personnage libre d’agir et de penser. Le génie de cette idée va soutenir tout le roman et opposer l’art à la logique. Relativement peu concernée par les technologies numériques, elle va petit à petit lever le voile sur leurs possibilités, leurs capacités et nous proposer, à nous lecteurs, le choix qui se présente devant nous : devenir esclave des machines ou garder notre liberté de penser, de rêver, de créer.
Surtout n’ayez pas peur, le roman ne possède aucune notion scientifique absconse ou de théorie incompréhensible. Il reste sur le terrain des réflexions d’Emma et de ses questionnements vis-à-vis de la liberté qui lui est chère. Et elle nous explique que, l’homme étant faillible, il est nécessaire de le remplacer par des machines pour certaines tâches, ce qui est le cas pour les usines par exemple. Si on pousse le raisonnement un peu plus loin, on arrive à justifier l’épanouissement du numérique par une volonté de minimiser les risques, gommer les imprévus.
Si cela peut sembler bien théorique, Pia Petersen situe l’opinion sur le terrain des usagers communs, c’est-à-dire nous et en déduit quelques vérités. Rien de tel qu’occuper l’esprit des gens par du divertissement, pour leur éviter de réfléchir, de se rendre compte de leur nouvelle servilité, sous couvert de nouveaux services. Par voie de conséquence, on vend la rapidité, la faculté d’éviter de perdre du temps. La notion d’immédiateté, d’urgence implique de gommer le passé, de ne pas penser au futur … seul compte le présent.
On commence à discerner l’étendue de l’influence d’une telle politique, quand elle touche tous les domaines. Il suffit de regarder les programmes scolaires d’histoire où l’on survole les événements importants, leurs causes et leurs conséquences, ou même la philosophie réduite à sa portion incongrue, sans parler des mathématiques qui deviennent une option en terminale. Notre société ne veut pas que les gens réfléchissent.
Derrière son intrigue, Pia Petersen nous invite donc à une réflexion sur notre société, un peu comme l’ont fait auparavant les grands visionnaires. Sauf que la situation est bien contemporaine et que l’auteure appuie son argumentaire en faisant apparaitre la COVID au milieu du roman, comme pour mieux illustrer son propos tout en faisant monter la tension dans le duel entre Emma et Palantir.
J’aime bien cette expression, ce roman est une sorte de duel, un combat entre l’homme et la machine, entre le matériel et le spirituel. On pourrait le taxer de paranoïaque mais les exemples foisonnent avec toutes les applications sur smartphones. Je vois plutôt ce roman comme un perturbateur, un poseur de questions qui appuie là où ça fait mal. J’ai adoré aussi les titres farfelus des chapitres qui ressemblent à des phrases que la machine ne peut comprendre, ne peut créer, ne peut envisager même. J’espère que je vous aurais donné envie de lire ce roman, car le combat se déroule maintenant. Et l’Humanité a du souci à se faire !