Mon nom est Yahvé/Dieu/Allah

Pia Petersen

Avant de te laisser lire mon récit, je dois te souligner que tout ce qui est pensé et écrit ici, est sous ma responsabilité et ma responsabilité seule. Il s'agit de fiction, et seulement de fiction.

Ceci est un spin-off d’un roman que j’ai écrit sur ma rencontre avec Dieu. Il participait à un concours qui consistait à choisir le père Noël de l’année et il avait remporté le titre. Quand on lui avait demandé son nom, il avait répondu Mon nom est Dieu et avait fait un carton dans les médias et sur les réseaux sociaux.

Il m’avait choisie pour mettre par écrit sa biographie, afin de montrer et d’expliquer, si possible, son passé. Pourquoi moi ? Je ne sais pas, il ne me l’a pas encore révélé.

Le premier tome, Mon nom est Dieu, a déjà été publié mais pas sous mon nom. Mon compagnon de l’époque, Dorian, l’avait volé et signé d’un nom d’emprunt. J’aurais pu inciter Dieu à me venger mais je m’étais résolue à ne pas agir en attendant de finir les deux autres tomes. Je travaille aujourd’hui sur un dérivé de son/mon roman et me prépare à mettre les choses au clair à propos de Mon nom est Dieu. Ceci sera une nouvelle et le premier chapitre du deuxième tome de la trilogie consacrée à Dieu, la biographie qu’il m’a commandée.

Dieu a déjà décidé du titre : Mon nom est Allah, Goddammit. Le troisième volume, Ce n’est pas parce que mon nom est Yahvé qu’il faut me haïr, est bien entendu un titre provisoire.

Avant le vol du manuscrit, j’avais rencontré quelques éditeurs pour leur exposer mon projet. J’attends à ce jour et avec impatience l’enthousiasme qui n’est pas encore d’actualité. À cause du premier volet de la biographie de Dieu, l’idée n’était plus du tout nouvelle et, de surcroît, les éditeurs avaient peur du titre.

Avec votre soi-disant biographie de Dieu, vous êtes en plein dans l’Appropriation culturelle, et je ne vous parle même pas des factions du Woke, avait dit un éditeur qui avait eu la gentillesse de m’expliquer son refus. Vous risquez de blesser beaucoup de lecteurs, pour ne pas oublier les croyants.

En quoi suis-je coupable d’appropriation culturelle ?

Vous n’êtes pas Dieu et vous n’êtes pas issue de la partie du monde qui l’a vu naître. Et vous m’avez expliqué que vous n’êtes pas croyante.

Mais il m’a demandé d’écrire sa biographie.

L’éditeur prit un mouchoir en papier sur son bureau et s’essuya le front.

Quand je pense que pas mal de blancs croient que la couleur de ma peau va déteindre sur le papier. Comme je l’ai dit, vous vous appropriez d’un Dieu/Allah comme vous l’appelez, qui ne vous appartient pas. C’est de l’exploitation d’un sujet qui n’est pas le vôtre.

Et le Woke ?

À travers Dieu/Allah/Yahvé, vous attaquez la croyance des gens, vous les blessez, leur faites mal, les humiliez. Déjà que vous assimilez Dieu et Allah et Yahvé, vous ne vous rendez pas compte ! Puis, qui touche à Allah risque la mort.

C’est plutôt discriminatoire de dire une chose pareille. Vous profilez les croyants...

Je respecte l’islam et ne veux en aucune manière vexer la croyance et ses fidèles. Avec le Woke, c’est compliqué. À la lumière du privilège blanc, un mot mal choisi et vous avez une foule sur votre dos. Il faut sans doute en passer par là... Le plus sûr, c’est de ne pas s’opposer.

À court d’arguments, je m’étais retirée sans créer de conflit. J’aurais dû amener Allah/Dieu au rendez-vous. Il s’agit de son histoire et il parle en son nom. Ou ses noms. Il a le droit à la liberté de parole lui aussi, non ? Et s’il décide d’un titre pareil, qui peut lui en vouloir ? Il peut tout de même utiliser ses noms comme bon lui semble.

Écrire la biographie d’un personnage de fiction qui se prétend réel n’est pas si simple. À propos de son enfance, les événements dont il parle sont obscurs, vagues et non certifiables. Dieu affirme que la Bible et le Coran et le Talmud sont des fabulations, rien que des mensonges jetés sur le papier par des écrivains qui buvaient plus que de raison ou se prenaient trop au sérieux pour s’efforcer de véritablement embrasser sa vie. Il faut sortir de soi, voire s’oublier pour écrire sur l’autre et d’après Dieu, trop d’égocentrisme avait falsifié les écrits. La veille, nous avions encore discuté de ce sujet et il avait fulminé comme d’habitude. Quand il est en colère, les conséquences se font tout de suite sentir. La terre tremble, les objets bougent et le ciel s’obscurcit et le plus souvent la foudre tombe à proximité. Il est souvent en colère, hélas.

Mais si c’était vrai à l’époque, ça l’est encore aujourd’hui, les écrivains sont le plus souvent off the hook, off the book, en marge de la marge.

En vérité, je ne savais pas si je l’appréciais. Capricieux à outrance, il se prenait pour une star et considérait que le ménage ainsi que l’organisation de nos sorties étaient de mon ressort. Il tirait profit de nos excursions pour apprendre comment vivaient les humains. Mais il souffrait de dépression chronique, je soupçonne même qu’il s’y complaisait. Ça le rendait insupportable. Je le soignais avec de la sérotonine pour calmer ses nerfs et le rendre plus joyeux. Hélas, il résistait à toute forme d’aide. Il râlait en permanence, au point où on le prenait pour un Français. Cela dit, grâce à la sérotonine, il progressait et il lui arrivait à l’occasion d’esquisser un sourire.

Quand il m’avait commandé sa biographie, j’avais souligné, et je le souligne encore, que je ne crois pas en Dieu. Ceci doit être clair. Je suis agnostique et d’après moi, l’histoire de Dieu/Yahvé/Allah est une fiction. Mais je n’exclus pas pour autant sa possibilité. J’ai même fait des efforts pour croire en lui. Aujourd’hui, un an plus tard, je n’y crois toujours pas, même s’il m’a donné, et continue à me donner, des preuves de ses capacités surprenantes. On peut être doté de super pouvoirs, pourquoi pas ? On admet tous qu’on n’utilise pas la totalité de notre cerveau. Celui qui saura se servir de l’ensemble de son cerveau pourra certainement développer de nouveaux pouvoirs. Ce serait cohérent.

Dieu et moi partagions un petit studio à Hollywood. Le studio ne ressemblait pas aux autres lieux où nous avions habité. Dieu aimait son confort mais là, il nous avait fallu agir dans l’urgence. Le studio était lugubre. Le long du mur, un lit de camp sale et rouillé et en face, une table de cuisine éclairée par une ampoule nue qui pendait du plafond et à côté, un carton et une chaise avec des vêtements dessus. Dans le coin, un lavabo avec une assiette sale dedans et un petit frigo à moitié ouvert qui ne marchait pas et un autre lit de camp qui tenait à peine debout. C’était le mien puisque, comme Dieu me l’avait fait remarquer, j’étais la plus légère. Dieu ne connaissait pas le concept de galanterie. Le ventilateur au plafond tournait, l’air circulait mais la chaleur était comme un bloc posé au milieu de la chambre. Il faisait horriblement chaud.

Jansen, le fondateur d’une église à Beverly Hills, clamait dans les médias que si Dieu revenait sur terre, il s’installerait dans son église.

On l’attend depuis des années, avait-il dit à la télé avec un sourire suave.

Quand Dieu se fit connaître par le concours, Jansen voulut à tout prix le recruter. Il était fasciné par son allure qui ressemblait à l’idée qu’on se faisait d’un Dieu, en dépit de son état. D’après Jansen, il avait exactement le profil qu’il fallait pour incarner le logo de l’église. Seulement Dieu n’avait pas l’intention d’occuper un quelconque poste.

Pourquoi devenir le logotype d’une église, quand je suis l’église, avait-il répondu.

Jansen ne se laissa pas faire. Il kidnappa Dieu, en quelque sorte. Je dis en quelque sorte parce que kidnapper un homme gros et gras qui dispose de pouvoirs étranges n’était pas aisé. Pour réussir, Jansen avait séduit Dieu en lui promettant l’amour qu’il allait retrouver auprès de ses fidèles puis Jansen l’avait drogué. Souffrant de la haine qu’éprouvaient les gens à son égard, Dieu avait été une proie facile. Il sombra, très vite accro aux stupéfiants qu’on lui administrait et que je ne connaissais pas.

Seulement s’occuper de Dieu était une lutte perdue d’avance. Pour le supporter, il fallait du recul et un certain degré d’humour et Jansen n’avait pas d’humour du tout. Dieu était constamment de mauvais poil et ne se gênait pas pour le montrer. Effrayant, cauchemardesque, angoissant, terrifiant, épouvantable, monstrueux, autant de synonymes pour expliciter les conséquences de la colère d’Allah/Dieu et Jansen avait très peur.

Avec mon aide et celui de Dorian, Dieu s’évada de l’église. Il était presque mourant. Je dis presque parce que nous ne savons pas s’il est capable de mourir. Disparaître oui mais mourir ? La période de désintoxication fut longue et Dorian profita de la situation chaotique et déroba mon manuscrit. Étant au chevet de Dieu, je m’en aperçus trop tard et la biographie fut éditée et mise en vente mais bon, je fais avec.

Aujourd’hui je surveille toujours les allées et venues de Dieu, à cause des drogues. À priori, il n’a pas rechuté, du moins pas avec des drogues dures.

Si Jansen applaudit l’arrivée de Dieu, les trois religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l’islam, n’apprécièrent guère l’apparition d’un Dieu visible, en colère et dépressif et déterminé à en finir avec les mensonges. Elles envoyèrent des tueurs pour l’assassiner. Il représentait pour eux la perte de leur gagne-pain, de leur crédibilité, et donc de leur pouvoir. Qui a besoin de la religion quand Dieu lui-même est présent ? Nous dûmes nous éclipser et depuis nous gardons le profil bas.

Nous nous cachions, en nous déplaçant le plus souvent et le plus vite possible. J’en profitais pour apprendre tout ce que je pouvais sur lui et rédigeais en parallèle sa véritable histoire. Si nous avions le titre, il nous manquait d’établir une structure précise pour ce tome. Je prenais des notes, je classais mes fragments, nous prenions également des photos (Dieu se prenait pour un photographe de talent) et nous avions réuni notre matériel dans un dossier que nous avions enregistré sur deux clés USB. En outre, mon compte Internet était sur le Cloud, ce qui nous permettait de récupérer notre matériel où que nous soyons.

Allah participait (trop) à l’élaboration de sa biographie. Il donnait son avis, même quand je ne lui demandais rien et il n’hésitait pas à émettre son appréciation critique, surtout quand il discernait une petite faille. Il m’abreuvait de ses jugements, à mon avis hâtifs, puisque les éléments qu’il me confiait étaient disséminés, désorganisés, et très flous. Il se souvenait et ne se souvenait pas de son passé. Mais le pire, c’est qu’il se censurait. Comme il désirait l’amour de ses fidèles, qu’il appelait ses abonnés, il hésitait à aller à rebrousse-poil. Il s’efforçait de leur plaire en leur donnant ce à quoi ils s’attendaient mais en faisant cela, il nuisait à son propre projet, à savoir rétablir la véritable histoire de Dieu, et donc les véritables paroles de Dieu. En brûlant d’être aimé, il trafiquait sa vérité. Or, le monde avait été fondé sur ses règles à lui. D’abord il voulait libérer la femme de son hijab, en levant le voile sur ce qui avait été dit à l’époque et faire en sorte qu’elle décide elle-même de son destin. Puis il s’était rétracté.

On s’était disputé. Chaque fois, une espèce de trou noir s’ouvrait sous moi mais je résistais et sur la question du voile, il avait promis de faire son possible.

Je suis son biographe et je ne lui dis pas tout. Je ne lui ai pas dit mais dans la biographie, j’ai ajouté Zeus à cause de son ancienneté, Asherah et Héra/Gaia pour les éléments féminins, la discrimination positive ou la répartition égale des sexes au sein du pouvoir. Je ne m’étalerai pas là-dessus puisqu’il y a peu d’études historiques spécifiques sur elles. Elles n’étaient représentées dans aucune des principales religions ou censurées dans certaines traductions bibliques, ce qui leur aurait permis d’influer sur l’ordre des choses mais en leur redonnant la place qui leur avait été usurpée.

Être en fuite avec Dieu impliquait de disposer de certains avantages mais aussi de devoir prendre en compte un problème considérable. On n’avait pas à s’inquiéter pour la nourriture, il y pensait et on avait tout ce qu’il désirait. Je n’avais pas pu le convaincre de prendre en charge le ménage. Mais son orgueil et son arrogance étaient démentiels. Pas question pour lui de se planquer, ou de changer de nom et pourtant, il s’en plaignait souvent.

J’ai tellement de noms différents, parfois j’ai du mal à m’en souvenir.

Si tu as tant de noms, pourquoi ne pas en choisir un autre ? Un nom tout nouveau ? Comme une quatrième version de Dieu ?

Il m’avait dit oui. D’accord. Quand il m’eut dit ça, je fus d’abord soulagée puis ravie. Mon ravissement fut cependant de courte durée. Quand je l’entendis affirmer qu’il allait recourir au nom d’Allah, je faillis m’évanouir, non pas parce que j’ai une quelconque préférence mais parce que j’envisageais les conséquences possibles.

Sa voix avait sensiblement le ronron d’un chat. J’entends encore son intonation, comme je perçois sa fierté enfantine.

Allah est beaucoup plus populaire que Dieu. Allah, lui, a des abonnés passionnés qui croient en lui et qui lui font confiance. C’est le Dieu des opprimés, disait-il.

Dieu se comportait indéniablement comme une célébrité en quête d’amour. Non seulement avait-il l’air satisfait de lui mais il crânait. Sacrément même. Je ne savais pas quoi dire. D’abord parce qu’il avait raison. Évoquer Dieu rappelait la conduite du christianisme et la manière dont il avait soumis des continents entiers à son pouvoir. Le christianisme avait littéralement converti l’humanité, en imposant ses codes moraux et sexuels, il était mal vu et selon l’endroit où l’on se trouvait mieux valait ne pas l’évoquer.

Mais les dirigeants de l’islam, au même titre que ceux du christianisme et du judaïsme, voulaient tuer mon ami Dieu/Allah/Yahvé pour maintenir leur propre pouvoir. En s’affichant sous le nom d’Allah, il nous exposait sérieusement. Tant qu’il n’avait pas prouvé sa légitimité en tant que dieu unique de toute l’humanité, quel que soit son nom, il serait traité de blasphémateur.

Hésitante, je lui rétorquai que bon, pourquoi pas mais je lui fis remarquer que s’il évitait de communiquer son nom, ce serait mieux. Il ne fallait pas perdre de vue qu’il était probablement capable de mourir.

C’était, et ça l’est toujours, difficile pour moi de partager mon quotidien avec lui. Son attitude belliqueuse et sentimentale m’obligeait à me répéter tous les jours.

Je ne crois pas en Allah/Dieu et ce n’est pas parce que je t’estime méchant ou pas à la hauteur de tes tâches. C’est juste que je n’ai pas la foi, même si je constate ta réalité. Croire en toi te donne du pouvoir. C’est probablement le fondement de ta réalité. Tu existes parce que l’humanité y croit. Si personne n’y croyait, existerais-tu ? Si le fait que j’y crois te fait exister, alors je dois choisir de croire ou de ne pas croire. Et je ne suis pas convaincue de vouloir d’un Dieu de qui je dépends et à qui je dois ma vie. Je refuse d’être la possession d’un Dieu. Je te classe dans la catégorie des personnalités du passé et en faisant de toi un objet muséal, je désactive ton influence réelle, ou ton poids.

Assise à la petite table avec mon ordinateur ouvert devant moi, je le regardais debout, près de la fenêtre. Il eut un sursaut irrité comme chaque fois que nous abordions la question et se retourna pour me faire face.

D’abord, j’ai donné le libre arbitre aux hommes. Combien de fois dois-je le préciser ? L’humain ne dépend pas de moi et je n’ai pas de prise sur ses décisions.

Je cherchai une réponse adéquate mais il avait raison, et en effet il me le répétait fréquemment.

Il me semble que tu as un problème avec l’idée de fiction. Tu présumes qu’il y a fiction et réalité et que les deux sont strictement séparées. Le réel existe indépendamment de l’humain, tandis que la fiction est écrite à partir de l’imaginaire. C’est un peu simpliste. Ouvre ton esprit à la magie. Le réel est une fiction, donc, la fiction est partout parce que tu exprimes toujours ta version du réel. Tu en crées une réalité. Mais cette réalité n’est pas réelle, elle est une fiction. Et la fiction est l’art de raconter des histoires que ce soit son propre vécu, que ce soit des anecdotes d’une autre époque, que ce soit la vie d’une personnalité comme moi. Tu déclares que je suis une narration et pourtant il n’y a rien de plus réel que moi. On a fabulé sur mon histoire depuis des siècles et l’on n’est pas prêt de passer à autre chose. Je ne fais pas seulement partie de l’Histoire mais je la fonde et la dirige. Bon, on ne peut pas nier que j’ai traversé des mauvaises passes ici et là. Sous le nom Dieu, je n’ai plus le vent en poupe. Mais sous le nom d’Allah, je cartonne. T’as vu combien de followers j’ai ? Combien de gens qui se posent sur une natte et prient ? Ça change ma vie.

Me levant, je le rejoignis à la fenêtre. Il sortit son téléphone de sa poche arrière et me montra son réseau social préféré, où il avait créé trois comptes, un au nom de Dieu, un au nom d’Allah et un au nom de Yahvé. Celui d’Allah était le plus suivi.

Le nombre de followers ne cesse de monter.

Je l’imaginais très bien passer son temps sur les réseaux pour vérifier les likes.

Les gens luttent pour moi. Pour que je m’installe sur le trône ultime, celui qui me donnera enfin le pouvoir absolu qui ne sera pas contesté et auquel tous se soumettront.

Je dis.

Tout ça, ta bio, ta visite parmi nous, c’est pour le pouvoir ?

Tu sais, on devrait aller à Dubaï.

Vif, il évitait le conflit, surtout quand il craignait de perdre.

On serait extrêmement visible et prendre l’avion peut s’avérer compliqué pour deux personnes qui se cachent, je dis lentement.

Tu veux dire un humain et un dieu ? On n’a pas besoin de billets d’avion...

Incontestablement, la fiction était ma réalité. Ou bien ma réalité était une fiction. Ça me donnait mal à la tête. Si je disais à une personne qu’en un clin d’œil je pouvais être à Dubaï avec Allah/Dieu, on m’informerait que ce n’était pas crédible. Et pourtant, c’était ma réalité. Prochainement, je devrai à nouveau présenter la biographie à un éditeur et je sais déjà qu’on me demandera de rester près du réel pour l’explorer dans son exactitude. On me soutiendrait que ma biographie était davantage une fiction qui n’avait rien à faire dans la littérature romanesque. Le roman est une réflexion sur le réel à partir du réel et doit avant tout être vraisemblable. Le roman doit naître de la personne, de sa couleur de peau, de sa culture, de son pays, de sa ville, de sa rue et de sa langue.

C’est curieux, tout de même, qu’on demande autant de rationalité de la part d’un écrivain qui ne comprend le monde que par la fiction. Ou peut-être qu’il n’y a plus d’écrivains puisqu’ils ne voient plus par la fiction. Ce sont plutôt des capteurs du réel qui cherchent à en rendre compte de la manière la plus objective possible et ça marche tant qu’on a la conviction qu’il y a une objectivité plausible. Peut-être que le réel en littérature montre la fin, non pas de la narration mais de l’écrivain.

En tout cas, Dieu/Yahvé/Allah, ou Allah/Dieu/Yahvé était revenu sur terre pour montrer sa réalité. Il ne tenait plus à être soumis à la vision qu’avaient les humains de lui. Il souhaitait désormais être vu pour qui il était. Il comptait faire la promotion de sa propre version. Il voulait sa réhabilitation, renaître en tant que lui-même afin de remettre les points sur les i à propos du contenu des écrits le concernant.

Mais on me notifierait que la littérature imaginaire est old-school et qu’on l’a dégagée et rangée dans des sous-catégories. Fantasy, science-fiction, policiers, elles représentent certes des narrations mais ne sont pas considérées comme littéraires. Le travail sur le langage n’y a pas sa place et le travail sur l’art de créer des histoires et de les raconter non plus.

Dans chaque roman dit littéraire, on trouve, et c’est même un critère, un travail sur la langue et une recherche sur ce que sont la littérature et la fiction. Peut-être qu’il faudrait davantage se poser des questions sur le réel. On peut presque classer les sous-catégories comme une vulgarisation de la littérature plus noble, qui se prétendrait d’une écriture plus scientifique, car plus expérimentale, au but de toujours développer des théories littéraires, permettant de repousser les limites et d’écrire sous d’autres perspectives. Ou alors arriver à fixer la littérature dans une catégorie précise, la basant sur une théorie valide et validée par tous.

En définitive, le problème que j’avais avec la biographie d’Allah était étrangement similaire à celui que rencontraient ses anciens biographes. J’écrivais sa biographie le plus fidèlement possible mais malgré tous mes efforts, ça avait l’air d’être une fiction, un roman imaginaire, une narration inventée de toute pièce. Ce roman serait considéré comme une fan fiction, un biopic, une dystopie. Il avait raison, Allah. Tout était fiction parce que nos perceptions et notre compréhension de nous-mêmes, du monde, de l’univers étaient racontées, traduites, interprétées. On ne se voyait que par la narration, d’après nos désirs de ce qu’on tenait à être, ou à ne pas être.

Une biographie devait se cramponner aux faits et la biographie d’Allah s’y collait mais qui y croirait ? Comment prouver la véracité des faits autrement que par l’écrit ? Depuis bientôt 2000-3000 ans, on cherchait à prouver son existence. Peut-être qu’il y avait, ailleurs dans un autre univers, d’autres espèces qui, elles aussi, tentaient de prouver l’existence de Dieu. Nous étions tous des versions d’une recherche. Je pouvais pointer mon doigt sur le monde, sur l’univers, sur les étoiles et dire voilà, la preuve. Je pouvais montrer Allah et dire voilà la preuve. Mais qui y croirait ? Moi-même n’y croyais pas. Seule mon écriture, ma manière de construire la narration, pourrait créer la réalité de Dieu comme une réalité crédible. Dire d’un écrit comme la bio que j’écrivais que c’était une fanfiction, un spin-off, une autofiction, un biopic, tout cela était vrai et faux en même temps. Bien entendu, ma bio sur Dieu/Allah était un spin-off puisqu’il y avait déjà eu des écrits sur son sujet mais en même temps c’était juste la biographie d’un être réel, quoique fantasque et délirant et débordant d’imagination et aussi profondément étrange et effrayant.

Curieusement, on le citait alors qu’on ne connaissait pas vraiment l’origine de ses propos. En dépit de son existence douteuse et non certifiée, on menait des guerres à cause de lui, on se tapait dessus, se crachait dessus, se lançait des fatwas à la figure pour un bon ou un mauvais mot et on s’entretuait et se détestait et balançait des injures à cause d’un personnage de fiction.

Et il était là, debout, devant moi. Seulement, si lui était réel, son histoire ne l’était pas forcément. Les humains ont relaté son histoire depuis des millénaires. L’histoire est devenue si réelle qu’une société et un système économique se sont fondés dessus. Et si son histoire était un fake comme il le prétendait ? L’histoire racontée depuis si longtemps paraissait plus réelle que son personnage qui était là, debout, devant moi, avec son sourire niais. Et je n’y croyais pas, par obstination, peut-être mais toujours est-il que je n’y croyais pas.

Je lui dis le fond de mon cœur.

Il me répondit aussitôt.

C’est un vrai ramassis de conneries.

À entendre sa voix, on sentait qu’il était vexé. Susceptible, il s’emportait et des nuages de colère s’assemblaient littéralement autour de sa tête.

Toutes ces horreurs qu’on me fait dire et qu’on me fait faire. Un de ces écrivains, je ne me souviens plus du nom, et bien, il était jaloux parce que j’avais eu une brève mais passionnelle relation charnelle avec sa femme. Très coquine, elle me faisait éjaculer comme personne d’autre. Il s’est vengé en inventant des commandements limitant le coït, le rendant vicieux pour les siècles à venir et il a donné ses commandements aux hommes, conscient que je serais tenu responsable. Il a pratiquement éliminé l’amour et le coït de la vie de l’humain et je lui en veux. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi les humains ont avalé une pareille bêtise. Encore aujourd’hui, ils insistent pour faire de moi un être asexué qui règne par la distance, qui vit dans le néant et qui est responsable de tout le mal de la terre. Quelle métaphore triste. Il est temps de réhabiliter la vérité, que l’humain se voit à nouveau sans culpabilité. Et cette connerie, comme quoi il est nécessaire de gagner son pain à la sueur de son front, faisant du travail l’ultime vertu. C’est n’importe quoi. Jamais je n’ai dit ou pensé une telle chose. Honte à lui.

N’exagère pas. Tu jongles avec la vanité et ce n’est pas beau. Si tu veux paraître estimable dans ta bio, essaie la pondération. Tu cherches à être flatté et ce n’est pas bon du tout.

Extrêmement agité, il posait devant moi comme un coq. Nous nous regardâmes sans parler. La chambre minuscule se resserrait sur nous. Elle était plongée dans l’obscurité à cause des volets fermés, seuls des rais de lumière entraient par les lamelles. Je sentais la sueur sur ma peau, elle dégoulinait et j’étais étrangement étranglée par cette chaleur qui m’enveloppait comme un manteau que je ne pouvais pas enlever et je le voyais, trempé lui aussi. Il avait beau être Dieu et se comporter comme un coq, lui aussi était soumis à la chaleur. Il s’avança doucement, jusqu’à m’effleurer. Il était trop près et je lui murmurai de s’éloigner, ça me fait mal, tu me fais mal, ne t’approche pas. Il chuchota qu’il ne pouvait pas faire autrement.

Tu sais bien que je suis dominé par ça, le désir, l’amour.

Ne me touche pas.

J’entendais ma voix faiblir. J’entendais mon mensonge ridicule. J’espérais qu’il me prenne, qu’il m’embrasse, je voulais le sentir sur moi, en moi et pourquoi serait-ce impossible, hein, pourquoi ? Il y eut du bruit à l’extérieur, dans les rues, sous la fenêtre, des coups de feu furent tirés, des gens couraient dans les couloirs.

Ils vont nous trouver.

Oui, ils ne vont pas tarder, je chuchotais sans le lâcher des yeux et nous nous regardâmes ainsi un long moment mais ce n’était jamais assez long, ces moments-là et il roucoula qu’il pourrait me regarder ainsi pendant une éternité. Je répondis sèchement.

Non. Éloigne-toi. Ne me touche pas. Je suis convaincue que tu t’en iras, un jour et que moi, je vieillirai et mourrai.

On cogna sur la porte.

Ce sont eux, n’est-ce pas ?

Si seulement je savais qui était ce eux. Quelqu’un actionna violemment la poignée de la porte en donnant des coups d’épaule.

Tu es certain qu’elle tiendra ? chuchotai-je dans l’oreille d’Allah.

J’étais si près de lui, nos corps se touchaient, presque.

Il fait trop chaud, c’est insupportable, murmurai-je, la voix tremblante, aussi tremblante que mes jambes.

La porte tiendra le temps qu’il faudra, il dit, davantage occupé à ausculter mon corps qu’à chercher une solution.

J’aurais aimé rester avec lui dans cette petite chambre à tout jamais. C’est ça, le paradis. En caressant son oreille de mes lèvres, je murmurai que nous devrions sortir.

Ses lèvres frôlèrent ma joue, s’appuyèrent sur mon nez. Si seulement je ne tremblais pas autant. Il m’observait trembler. Il me couvrait de son regard, entièrement, et je l’absorbais par chaque petite cellule qui piquait, qui piquait de partout et me poussait en avant, plus loin que je ne pouvais me l’imaginer, jusque dans les flammes...

Nous entendîmes des voix se disputer dehors dans le couloir.

Mais tu étais tenu de garder un œil sur eux.

C’est ce que j’ai fait mais ils ont disparu. Je n’y peux rien.

On ne peut pas se permettre de le perdre. Tu te rends compte des conséquences.

Ouais, c’est sûr. Mais n’empêche qu’il est chiant. Il ne me manque pas. Puis je ne vois pas pourquoi tout le monde s’agite comme ça à cause de lui. Ils sont fous, les gens.

Il faut ouvrir toutes les portes, fit une troisième personne.

Il ne va certainement pas aimer, dit la première voix. Je l’ai déjà vu en colère, ce n’est pas beau à voir.

On a de quoi le neutraliser.

De nouveau, des coups heurtèrent la porte.

Dieu ouvrit la fenêtre et me tendit la main.

Je lui fis remarquer que c’était particulièrement haut.

Je suis Allah/Dieu/Yahvé. Tu peux me faire confiance.

Des explosions retentirent. Un grondement du ciel. Le tonnerre roula vers nous à grand fracas. Le ciel se déchira en des couleurs sanglantes et la foudre tomba en ciblant les briques, accueilli par des cris de panique et la pluie frappa contre les fenêtres. J’étais sous un porche en compagnie de trois jeunes, deux garçons et une fille et je grelottais de froid et de peur. J’avais perdu Allah. Je l’appelai mais aucune réponse n’émergeait des ombres. L’un des deux garçons rigola.

Allah ne répond jamais, cria-t-il pour que je puisse l’entendre. La pluie couvrait les bruits.

Un peu plus loin dans la rue, sous la pluie, un amas de corps empilés.

Puis je vis sa main et je m’y accrochai.

Quand j’ouvris les yeux, nous étions dans un nouveau studio, un peu plus vaste que le dernier. Les murs étaient hauts, en jaune ocre et des tableaux étaient accrochés en enfilade. Il y avait tant de jaune. Un des tableaux racontait l’histoire d’un homme pendu et un énorme pénis dominait le centre, il était comme baigné dans le rouge sang. J’étais allongée sur le canapé et Allah était assis sur le bord, tenant ma main.

Il n’y avait pas de quoi avoir peur, me dit-il en posant sa main sur mon front.

Je n’arrive toujours pas à décrire comment je me sentais ni qui j’étais. Il n’existe pas de mots. Abandonnée à mes sensations, flottant dans une forme de plaisir nouveau, il n’y avait plus rien autour de moi, à part lui et sa main. Et c’est à ce moment que le téléphone sonna, pas n’importe quel téléphone, pas le mien mais le sien.

Répondant, il se leva du canapé et alla à l’autre bout de la pièce pour chuchoter dans le téléphone avec un air mystérieux.

Tout ce que je pus entendre était à tout de suite. Et il avait disparu.

Il ne revint que le lendemain, la mine hagarde. Je ne lui posai aucune question, je me contentai de chauffer l’eau de la bouilloire pour lui préparer un café bien fort. Il ajouta pas moins de cinq morceaux de sucre dans son café alors qu’habituellement il le buvait sans rien.

Tu peux mettre dans ma bio que j’ajoute beaucoup de sucre après une nuit torride. Le corps a besoin de sucre, de calories, d’essence. Et quand tu écriras ton autobiographie, ça donnera un accent de vérité. Tu introduiras un vrai réel qui rendra ton écrit crédible et authentique.

C’était trop tôt pour l’ironie, aussi je l’ignorai et me fis un thé au gingembre. À l’évidence, il se moquait de moi.

Tu as donc passé une nuit agréable...

J’espérais un ton nonchalant ou flegmatique mais bien qu’il fut trop tôt pour cela, j’étais ironique, voire sarcastique. Je me refusais de penser au mal qui me traversait le corps.

Ne perds pas de vue que j’écris ton récit de vie et pour ce faire, tu as tout intérêt à me raconter non seulement ton passé mais également ton présent. Ça m’aidera à te voir plus clairement.

Il devait se douter que mon désir de savoir était davantage lié à une espèce de voyeurisme et de jalousie qu'à un besoin d’authenticité biographique. Son regard traversa toutes les strates de ma défense et de mes secrets, je me sentis nue comme un ver et ça l’amusait. J’appréhendais ce qu’il allait me dire.

Tu sais bien avec qui j’étais.

En effet. Ses mœurs sexuels, tel qu’il les décrivait lui-même, sont du genre qu’on censure dans certains partis du monde, notamment en Occident. Encore aujourd’hui, je préfère ne rien écrire à ce sujet. La censure étant désormais banalisée, on doit doublement veiller à ce qu’on dit, écrit, pense. C’est terrible mais c’est comme ça.

Il me dit, avec ce ton légèrement arrogant qui était parfois le sien. Il y a des points de vue qui diffèrent, des divergences. Pourquoi ta culture avec ses règles l’emporterait-elle sur une autre comme étant la plus juste ? Parce que tu l’as décidé ? Toute culture n’est pas identique à la tienne. Puis, n’oublie pas que je suis Allah, l’unique, le seul, omnipotent, omniprésent et que je suis tout : femme, homme, enfant, vieux, blanc, noir, insecte, végétal, animal. Je suis le temps, l’espace, l’infini. Je suis tout et je ne suis rien. Je suis partout, dans chaque être vivant, même en ceux que ta culture ne considère pas comme vivant. Je n’obéis pas à l’assignation identitaire. Et on ne peut pas me juger selon des mœurs propres à une culture. D’ailleurs, les écrivains derrière les textes religieux avaient oublié de limiter mes choix.

Que dire à ça ? Il ne me restait qu’un seul argument et malheureusement je savais à l’avance qu’il ne tenait plus la route.

Tu sais bien que je ne crois pas en toi.

Tout à fait. Comme je sais que tu ne nies plus que je suis Allah. Ou Dieu, ce que tu veux. Et de fait, ce que je dis est forcément vrai parce que les vrais critères, c’est moi qui les ai inventés. Vous, les humains essayaient seulement de les comprendre. Vous n’inventez pas grand-chose. Tout ce que vous inventez est une déduction ou une extraction du réel, que ce soit en matière d’idées ou de la matière elle-même. Même Karl Marx qui niait mon existence le prouvait de façon irréfutable. Tout vient de quelque chose. Rien ne vient de rien. Chaque idée vient du réel. Tu ne crois pas en moi en tant qu’être réel, en tant que Dieu, néanmoins l’idée vient de quelque part. Tu ne sais pas d’où parce que tu manques d’imaginaire. Ton approche au réel est limitée parce que tu te limites. Tu me parles du réel qui remplace la fiction, de manque d’imaginaire, de vocabulaire, d’idées. Tu as été muselée par la science, non pas parce que la science l’a décidé ainsi mais parce que tu ne résistes pas à son appel. Elle représente pour toi une vérité et tu ne te sens pas à la hauteur pour la contester, parce que tu ne la comprends pas tout à fait. Mais alors, pourquoi te crois-tu à la hauteur pour me contester, moi, Allah ?

Je ne savais pas quoi dire.

Dieu et science reposent sur la même approche, à savoir ta perception et ta manière de la traduire. J’ai donné le libre arbitre aux humains, aussi je n’ai pas les moyens de t’imposer mes idées. Je vous ai libérés de moi, que vous l’acceptiez ou non. La science est pragmatique. Elle permet d’utiliser la matière et elle se perfectionne au fil du temps. Mais ce n’est pas pour autant que tu la comprends. Ce qui est irréfutable change en fonction de la manière dont c’est énoncé. Ou interprété. Ou traduit. Le vocabulaire que tu choisis pour faire parler la matière crée la matière et ce vocabulaire qui dépend de ton imaginaire rend la matière ennuyeuse ou passionnante. Tu interroges ou tu constates. Dans tous les cas, tu omets que la science est en partie une narration. Par le vocabulaire et une association d’idées, tu inventes le récit, ou la trame narratrice, que ce soit en langue scientifique, journalistique, politique, littéraire. La fiction, la narration est partout. Vous, les humains, ne faites que raconter des histoires, avec plus ou moins de talent, en cherchant ce qu’il en est réellement mais vous ne saurez jamais. Le seul qui sait, c’est moi puisque je suis votre réalité.

Bien entendu mais tu es une fiction.

Exactement.

Il but son café d’un trait.

Je suis crevé, j’ai besoin de me ressourcer et j’ai un rendez-vous ce soir, avec Thor.

Il fonça sur son lit, se coucha et en moins d’une minute, il ronfla comme seul Allah savait ronfler.

J’avais le vertige, comme toujours quand nous échangions des idées. Sa présence dans ma vie me troublait à un point vertigineux. D’abord j’étais amoureuse à en crever. Puis, si je ne croyais pas en lui, je ne pouvais pas pour autant nier son existence, ce qui me coinçait dans un paradoxe, une drôle d’impasse. Par ailleurs, si je devais énoncer en un seul mot ce que le monde était aujourd’hui, ce serait probablement ce mot : paradoxe. Nous étions coincés dans un paradoxe, tout en étant persuadés que tout avait du sens. C’était comme si on avait perdu le fil logique du récit. Ce fil logique qui nécessitait qu’on sût discerner les éléments. Faute de discernement critique et de proportions, tout était perçu comme également important ou grave ou essentiel. Il n’y avait plus de nivellement, de degré, de nuance, ce qui permettait des visions intermédiaires. Tout jugement était binaire et il n’y avait plus d’exception.

Je me demandais comment le ronflement satisfait d’Allah allait être perçu par les futurs lecteurs. Je n’osais même pas penser aux historiens qui, forcément, ne sauteraient pas de joie. Par sa présence, Allah/Dieu/Yahvé avait pulvérisé des millénaires de recherches sur lui et les textes écrits sur lui. Il n’existerait plus comme un réel historique puisque son historique était faux et incomplet et qu’il était en mesure de le raconter par lui-même. Et tant qu’il serait là, ses employés le cibleraient, choisissant entre sa survie et la leur. Il n’y avait pas de co-existence possible, d’autant que Yahvé/Dieu/Allah avait la ferme intention de créer sa propre église.

La description du réel n’était jamais réellement fiable. Il avait raison, Dieu, tout était fiction. Après, c’était de la bonne fiction ou pas. La nécessité d’introduire un constat du réel dans le domaine de la fiction indiquait une forme de fainéantise et de limite imposée par soi-même, peut-être due à une peur du risque. Aucune fiction littéraire n’acceptait l’introduction des monstres ou de superhéros ou de démons dans la narration sous peine d’être catégorisée. Dieu était un monstre mais il n’était pas classé en tant que tel. Il n’y a pas plus réel que Dieu. Sa présence en tant que sujet ou référence passait très bien. La fiction devait transcrire l’être de l’écrivain qui se devait de respecter à la lettre l’assignation identitaire. Dieu se plaignait de cette interdiction de déplacement, de voyage, de choix et d’autocensure qui ne pouvait que créer une forme de ségrégation qui se répandait par le désir d’y participer.

Ce n’est pas parce que la fiction littéraire et la société censurent le voyage dans l’étrange/étranger, le connu/inconnu ou tout ce qui est différent pour l’écrivain, que l’écrivain est obligé d’obtempérer jusqu’à l’obéissance. On n’est pas en droit de lui interdire de s’immerger dans d’autres cultures.

C’était si simple, voire simpliste et excessivement complexe et je ne savais pas vraiment comment rebondir, néanmoins il me fallait absolument dire quelque chose. Je ne pouvais pas laisser Allah et son arrogance énoncer le dernier mot. Ma voix vacilla, sans doute à cause de mes incertitudes, et je m’entendis balbutier.

Non... Euh non, c’est sûr... Enfin, sûr n’est pas... C’est vrai... Euh... on ne peut pas l’obliger... Je ne pense pas... Peut-être qu’on peut, euh... mais bon... on ne l’éditera pas. Je veux dire... C’est facile pour toi... Ce n’est pas pareil... L’humain... Euh, s’il n’obéit pas, et ben, il n’existe plus en tant qu’écrivain. Eeeet... Pour beaucoup d’écrivains... Euh, ça veut dire ne plus exister du tout...

Je me souvins tout à coup que Dieu avait mentionné la possibilité de se mettre lui-même à l’écriture. Le voyage de l’écrivain, aller partout par l’imaginaire et l’intuition me plaît comme démarche, avait-il dit.

Mais tu es Allah, j’avais dit, tu es déjà partout et tu entends tout, plus que tu ne désires entendre. Tu espérais faire taire les voix. Tu m’avais affirmé que c’était épuisant.

Oui mais quand même. Peut-être que c’est en écrivant que je ferai taire les voix qui ne sont que des versions du monde des humains.

Quel cabotin. Son hypocrisie opportuniste m’agaçait. Et son ronflement m’agaçait. Le désavantage de nos planques, c’est que nous étions obligés de partager l’espace, à savoir que nous dormions dans la même pièce. Je m’approchai de son lit. Il dormait profondément. Je m’agenouillai devant et je posai mes lèvres sur son épaule. Je ne devais pas mais je ne pouvais pas faire autrement, c’était plus fort que moi. Allah se retourna et subitement

Et après ?

Et bien, voilà...

Texte paru dans le numéro 28 de la Revue critique de fixxion française contemporaine

La Revue critique de fixxion française contemporaine est une revue universitaire électronique, créée à l'initiative de Pierre Schoentjes, professeur à la Ghent University où il enseigne la littérature française, et dont le premier numéro est sorti en 2010. Cette revue scientifique à vocation internationale est une entreprise collective qui associe plusieurs spécialistes reconnus du champ. Les contributions qu'elle accueille portent sur la littérature contemporaine d'après 1980. Cette date, si elle ne correspond pas à un événement historique précis, a été retenue car elle rend possible un certain recul quant aux textes les plus anciens, et coïncide, en France ou ailleurs, à la montée en puissance d'une nouvelle génération d'écrivains. Le contenu de la revue est librement disponible sur son site. C'est aujourd'hui une des principales revues universitaires portant sur la littérature française contemporaine