Revue publiée par les éditions Passagers des Vents

L’équation de l’amour,
une structure algébrique exacte

N° 5 Éros

Louis-Philippe d'Alembert, Jean d'Amérique
Sara Bourre, René Depestre
Emmanuelle Favier, Léa Gattoni, Frances Goodman
Nancy Huston, Vénus Khoury-Ghata
Tessa Mars, Mafalda Mondestin
Pascale Monnin, Wadji Mouawad
James Noël, Sayaka Osaki
Jean-Noël Pancrazi, Pia Petersen
Ernest Pignon-Ernest, Lydie Salvayre,
Karla Suarez
et cent autres corps magnétiques.

Il ne ressemble à personne d’autre, vêtu de sa singularité comme d’un vêtement et il tient un bouquin à la main et observe des jouets d’enfants dans une vitrine et ne fait absolument pas attention à moi. Je ne sais pas pourquoi je fais ce que je fais quand je le fais mais je me rapproche de la vitrine pour me tenir à ses côtés. J’essaie vaguement de trouver quelque chose à dire, lui poser peut-être une question, j’en ai une qui paraît à mes yeux essentielle et j’ouvre la bouche pour ébaucher la conversation, pour qu’il reste là avec moi mais je ne trouve rien. Il me semble que la terre tremble mais je n’en suis pas sûre. Il me semble que la planète tourne à l’envers mais je ne sais pas si ça pourrait être vrai. Il me semble que les choses disparaissent derrière un voile, que les sons s’amenuisent, ma vue se trouble et j’ai trop chaud puis je sens encore la terre tressaillir, la terre l’air les arbres les buissons s’agitent et les mouches et les moustiques se planquent en attendant la fin du séisme et ma vue se trouble et mes sens me brûlent mais pourquoi fait-il si chaud. Je lui dis que c’est curieux que la terre palpite ainsi et où sont les insectes et il tourne la tête et me découvre là. Il me regarde dans les yeux, un petit sourire dans les siens et il me dit. Oui, la terre tremble, elle le fait parfois mais pas assez souvent. Son regard est enfermé dans le mien, ou le mien dans le sien, je ne sais pas et je lui souris et il me sourit. Je me sens flottante et je lui dit et il me sourit franchement. Il range son bouquin dans la poche de sa veste et se penche vers moi. Tu habites loin d’ici? Non, pas loin, à côté, à quelques mètres, ce n’est rien du tout, deux minutes de marche… Tu m’invites à boire un café? Un café, oui, j’ai du café, est-ce que de l’instantané ferait l’affaire? Si c’est vraiment de l’instantané, il dit. Je crois qu’il a l’air aussi niais que je le suis.

Les mains légèrement fébriles, j’ouvre la porte et le laisse entrer devant moi. Alors que je repousse la porte, il prend mon visage entre ses mains et m’embrasse longuement et on s’embrasse fiévreusement, on est affamé comme si l’on attendait ce moment depuis très longtemps et on fait quelques pas vers ma chambre quand on entend une voix. Il cesse de m’embrasser et me regarde dans les yeux. Est-ce que tu vis avec quelqu’un, semble-t-il me demander. Je ne comprends pas… La voix dit encore.

Vous me voyez.

On se retourne tous les deux ensemble. Dans le fauteuil à côté de la fenêtre, un homme est assis et il est nu. Il s’appuie au bras du fauteuil et a croisé une jambe sur l’autre. Immobile, il nous observe. Son visage sans expression est d’une beauté sidérante, étrange, hâtive, trop lisse et trop proportionnée et trop figée. Nulle trace d’harmonie et pourtant chaque trait est à sa place, indispensable. Soudain, il se lève et tournoie sur lui-même et il lève le bras peut-être pour s’assurer d’être vu sous tous les angles et il pose ainsi un moment puis lentement, il se rassoit.

Je me rends compte que je ne connais pas le nom de l’homme que je suis en train d’embrasser, que je n’ai pas besoin de savoir et que je ne sais pas qui est l’homme dans le fauteuil. Comme s’il m’avait entendu, l’homme que j’ai embrassé me dit qu’il s’appelle Achille. Je lui dis. Moi, c’est Dylan. Achille me serre le bras pour me rassurer et je me presse davantage contre lui. Je me sens curieusement en sécurité avec lui.

L’homme dans le fauteuil dit. Je suis l’amour, je suis le chaos, je suis la vie, la mort, l’insatisfaction, je suis aussi l’équilibre, je suis la passion et imprévisible mais aujourd’hui je décide d’être douleur. On ne me croit jamais capable de douleur et pourtant… Il se lève du fauteuil et s’avance vers nous. Quelque chose en lui a changé, il semble dangereux, menaçant et pourtant il est toujours curieusement inexpressif. Il s’arrête devant nous, son nez touche presque le mien. Il approche sa main de mon visage et de son doigt il en dessine le contour mais sans le toucher.

Continuez à baiser. Baisez. Baisez.

Il est subitement assis dans le fauteuil et croise les jambes.

L = 8 + 0.5Y – 0.2P + 0.9Hm + 0.3Mf + J – 0.3G – 0.5(Sm – Sf)2 + I + 1.5C

L’équation de l’amour, une structure algébrique exacte.

Empédocle avait son mot à dire sur l’amour et il l’avait formulé. Quelle vacherie, avait répondu Spinoza et Derrida s’était endormi.

Avant que j’ai pu me poser la question, Achille m’a pris par les épaules et posant sa main sur ma nuque, il m’embrasse. Je sens ses battements de coeur, ou peut-être que ce sont les miens. J’oublie l’homme assis dans le fauteuil. Achille m’allonge sur le sol et me pénètre et jamais faire l’amour n’a été si intense, ni si complice. Nous oublions complètement l’homme étrange assis dans le fauteuil et nous nous donnons sans restriction et sans limite l’un à l’autre. Jamais je ne me suis sentie si proche de quelqu’un. Avec ma langue j’explore tous les orifices par lesquels entrer en lui pendant qu’il mord mon cou, mon oreille, mes seins. Je me dis que jamais je ne pourrais vivre sans lui quand Achille me murmure qu’il ne veut plus se passer de moi.

L’homme nu dans le fauteuil se lève et vient vers nous et il tient un couteau de boucher à la main. Son visage est toujours aussi inexpressif et lisse. Il s’arrête devant nous et nous observe. Puis il dit.

L’amour est douloureux, chaotique, il sème le désordre, le bordel, la confusion, la panique, l’exclusivité, le bouleversement, l’anarchie, le malheur, la mort. L’amour donne la vie mais aussi la mort. Vous devez vous mériter l’un l’autre. L’amour a un prix à payer et je veux être sûr que vous le payez. Le prix est à la hauteur de l’amour que vous éprouvez l’un pour l’autre.

Fasciné, Achille le fixe pendant que, effrayée, ayant un pressentiment, je m’accroche à lui comme s’il pouvait me sauver de cet étrange être. Achille s’arrache enfin à sa fascination et il me regarde dans les yeux et il me dit de tenir, de ne surtout pas lâcher prise.

Je suis Éros, dit l’homme nu et avec la grâce d’un félin, il s’agenouille à côté de nous et lève le couteau devant lui, la pointe vers le bas et lentement et sûrement, il nous assène des coups de couteau. Hypnotisés et malgré la douleur atroce qui nous traverse, ni Achille ni moi ne crions. A chaque coup de couteau, tout mon corps hurle et je voudrais entendre mes cris, mes hurlements et ceux d’Achille mais pas un son ne sort de ma bouche, ni de la sienne. Les coups pleuvent, je vois le visage ensanglanté d’Achille, son sang se répand sur moi et se mêle au mien.

Baisez, baisez encore, crie l’homme nu et il taille et taille dans nos chairs et Achille dont les larmes se mêlent au sang me pénètre à nouveau et il me donne des coups de rein pendant que l’homme nu lui poignarde le dos et Achille m’embrasse profondément en me serrant encore plus fort contre lui puis il s’arrache brutalement et murmure dans mon oreille qu’il m’aime et je réponds que je l’aime aussi et la voix d’Éros martèle baisez, baisez plus fort et sa voix prend de la force au fur et à mesure qu’Achille me donne des coups de rein et ses coups de poignard sont frénétiques. J’entends nos peaux se fissurer, craqueler, s’ouvrir et Achille caresse ma peau dégoulinante de sang et ses caresses me brûlent et me purifient et je me donne à lui avec chaque neurone de mon corps et je sens l’orgasme monter en moi, me prendre, me faire trembler et je tombe dans un trou noir avec Achille qui crie enfin et je crie aussi pendant que nous nous abandonnons à la tourmente et à la douleur de l’amour.

Éros, frénétique, crie baisez encore mais nous sommes épuisés, emmêlés l’un dans l’autre, Achille me tient contre lui et je le tiens contre moi et la vie ruisselle à travers nos plaies.

Quand nous ouvrons les yeux, Éros est parti et à côté de nous, le couteau ensanglanté.