Thelonious Monk

sous la direction de Franck Médioni
Éditions Seghers

Pia Petersen est entourée par
Sonny Rollins, Chick Corea, Bertrand Tavernier,

Clint Eastwood, Martial Solal,
Archie Shepp, Philippe Sollers, Brad Mehldau,

Fred Hersch, Danilo Perez,
Geri Allen, René Urtreger, Bernard Lubat,

Henri Texier, Roy Haynes,
Laurent de Wilde, Yves Buin, Zéno Bianu, Nimrod, Esther Tellermann,
Luc Lang, Gérard de Cortanze, Dominique Sampiero, François-René Simon,
Francis Hofstein, Michael Levinas, Yannick Haenel, Jean Echenoz,
Alexis Jenni, Hubert Haddad, Marcus Malte,

Eric Sarner...

Il examine le mur, la fissure en haut à droite puis il danse, il tourne sur lui-même et bat des bras pendant que l’Histoire l’observe et continue de diffuser des rumeurs sur lui. Bizarre, pas fiable, brutalement honnête, trop direct, insaisissable, maladroit. Étranges son nom et ses gestes corporels et sa communication, comme ils disent en le déclarant excentrique. Est-ce à cause de sa bipolarité ? Il est différent, c’est sûr. Il est à l’écoute de lui-même, de sa mélodie, de ses notes, il s’y plonge comme dans un océan. Tant qu’il n’a pas à l’expliquer, ça lui va.

À l’époque où il était vivant, il souriait beaucoup et on disait de lui qu’il avait de l’humour. Bon au billard, au ping-pong, au basketball, il aimait sa famille et il aimait flâner dans son quartier et les soirs, leur petit appartement était envahi de musiciens qui venaient jouer. Il buvait du gin, fumait de la marijuana et se dopait aux amphétamines, quoique pas volontairement.

Il tourne encore, ring-shout, ring-shout, ses pieds jouent le morceau sur un piano de terre imaginaire. Il n’est que pulsation, swing, rythme, ton, mouvement, mesure. Thelonious Monk. Il ajoute Sphere à son nom. Il aime qu’ils se posent des questions. Ils veulent savoir mais ils ne sauront jamais. Les gens ne sont pas assez libres. Il faut être libre pour matraquer les notes, les enfoncer, les faire voler, les brusquer. Ce ne sont que des notes. Parfois il faut les pousser, leur donner un coup de coude, les faire sortir de leurs gonds. C’est ce qu’il fait, il les bouscule et elles ne le déçoivent jamais.

Il y pense, à ces années sans reconnaissance, où les amis piquaient ses idées, sa musique et même son originalité. Comment on ne lui rendait que rarement ce qu’on lui devait. C’est qu’on voulait ses arrangements, assez pour les voler et de préférence sans lui au piano. Sa manière de jouer dérangeait et gênait. Tu te souviens, Dizzy, quand tu t’es emparé de mon style ? Le béret, les lunettes noires et un bouc et il pensait toucher au génie mais il n’était que Dizzy.

L’Histoire étudie sa vie et son style et conclut qu’il est un génie.

Il les entend jouer sa musique, signée par eux, pas par lui. Ils ramassent l’argent et la reconnaissance qui lui sont dus et ça le frustre mais il se dit que ce n’est pas grave. Il évite le ressentiment et la haine. Ils doivent en avoir besoin. Ce sont des amis et le jazz, c’est pour être entendu, n’est-ce pas ? Puis il peut composer un nouveau morceau et un nouveau style. 
C’est ça, la différence entre avoir du talent et du génie. Le génie crée la musique quand il en a besoin et quand il le veut. Il ne dépend que de lui. Malgré leur talent ils ne voient pas que sa musique, c’est le moment où lui la joue au piano. Quand ils forment une session, ils lui répètent qu’il manque de technique. Après ils viennent jouer à la maison et ils répètent apprends-moi comment tu fais. Ils appellent ses notes rebelles des fausses notes. Ils ne comprennent jamais rien. C’est qu’il n’a pas peur de pousser les mauvais garçons et les durs à cuire sur la ligne de front. Il est le Van Gogh de la musique. You dig ? Nellie est la seule qui le voit et qui accepte de ne pas tout comprendre.

La note de côté, la note déplacée, briser le rythme, suspendre la résonance, la respiration, disrupt the flow. Une mélodie paradoxale. D’où vient-elle, sa musique ? De qui ? On lui pose des questions auxquelles il ne répond jamais. Pourquoi expliquer ? Il joue avec la vision de la structure. Il voit et entend le phrasé total qui serpente autour des fondamentaux. La cadence lente, médium, la note qui va au bout pour s’évanouir dans le silence. Avec peu de notes il compose ce qu’il désire. Il me faut juste des notes, quelques notes.

Chacun de ses gestes est étudié sous une loupe. Les rumeurs l’empêchent de nourrir correctement sa famille. Il s’endort parfois au piano. On dit qu’il est bizarre et mystérieux et pourtant il ne fait que s’assoupir. Il erre dans les rues à la recherche d’un piano pour s’entraîner et un type lui dit Viens jouer quand tu veux et c’est ce qu’il fait. Pourquoi le proposer si ce n’est pas sincère ? Il n’y peut rien si les gens sont hypocrites et n’ont pas le courage d’assumer ce qu’ils disent.

Se concentrer et se noyer dans la musique, se laisser absorber entièrement dans la respiration, s’immerger, être dans la cadence et entendre les accords et les sons murmurer et se former et devenir, les voir s’organiser dans une espèce d’harmonie. Tant de sueur. Dans toute harmonie, il y a des notes rebelles, les mauvais de la classe, celles qui veulent se singulariser et marcher à côté et il les aime, celles-là. C’est grâce à elles qu’il voit et qu’il entend l’harmonie qui se joue, qui doit se suspendre pour être visible et qui crée le swing, le battement, la vie. Elles sont le vital et nécessaire principe d’équilibre si fragile et si puissant.

Il se voit allongé dans son lit, parfaitement habillé et fixant la télé. Il ne joue plus. You dig ? On a le droit de se reposer. Il a tout dit, tout joué et il est fatigué et épuisé. S’ils veulent du neuf, ils peuvent le créer, eux aussi. S’ils sont à l’écoute, ça viendra peut-être. Il faut apprendre l’audace et le rythme. Just go for it. L’opinion des autres ne compte pas. C’est que quand il joue, c’est nouveau parce que le swing est dans son cœur, c’est comme ça. Mais eux le regardent danser et ils pensent qu’il est fou et peut-être qu’ils ont raison, qu’il est fou. Les notes aussi le suivent des yeux. Elles attendent son retour. Pour elles, la mort ne veut rien dire, leur langue est un battement de cœur et c’est pour ça qu’il s’entend avec elles. Elles sont différentes, elles aussi. Il leur dit qu’il ne joue plus, qu’il est mort et elles secouent leurs minuscules têtes et chantonnent, the music goes on, man, the music goes on and on and on…

Considéré comme le «grand prêtre du be-bop», Thelonious Sphere Monk
est l’une des figures majeures du jazz moderne.
Une technique peu orthodoxe, un jeu anguleux, c’est certainement l’un des pianistes
les plus singuliers de la musique noire-américaine.
Monk est le créateur d’un univers sonore inouï, l’auteur
de nombreux thèmes devenus des standards du jazz,
à commencer par «Round Midnight».

EXTRAITS

D'un autre monde? Monk est ici et ailleurs, il nous est familier et lointain. Il pense différemment, il joue autrement, ailleurs. Il semble surgir de nulle part. Issu du piano stride pratiqué à Harlem dans les années 1920 et 1930, il est l'un des maillons essentiels du mouvement bebop, qui dans les années 1940, à New York, marque une rupture dans l'histoire du jazz, mais il est à part, à côté.

Monk est bouleversant. On y trouve l'expérience des limites, du son, du corps humain avec la très grande souveraineté qui fait que ça dit quelque chose mais quoi? Je crois que ça suffit pour éventuellement faire sentir que quelque chose s'est dit là, on peut appeler ça du jazz mais c'est plus difficile, plus profond qu'on e croit, avec presque rien, une économie de moyens considérable.

J'ai rencontré Monk dans les loges du palais des congrès de Zurich. Je me suis présenté et je l'ai remercié pour l'inspiration qu'il m'avait donnée. Il m'a regardé un temps, puis il m'a dit: Vous ètes le seul pianiste qui m'ait dit ça. Avec les années, j'ai beaucoup pensé à ce moment et à ses mots. Monk a toujours été une source d'inspiration pour moi, aussi bien comme compositeur que comme pianiste.

Franck Médioni

Philippe Sollers

Abdullah Ibrahim

Thelonious Monk

La synthèse infernale
de Pia Petersen