Vice ou vertu
La gourmandise, un vice? Peut-être une vertu. On ne sait plus très bien. Hugo y pense tout le temps. Il y pense quand il mange une part de gâteau au chocolat. Il y pense quand il déguste du foie gras. Il n’est pas obligé d’y penser, il pourrait penser à autre chose mais il pense toujours à ça, la gourmandise est-elle une vertu ou un vice?
Il en parle souvent autour de lui, il interroge les gens mais les gens s’en foutent de ses questions, ils considèrent que ce n’est pas important. Pourtant il estime que c’est une question majeure et il en a fait un but. Tout le monde n’a pas de but. Il considère que les gens sont trop nombreux à vivre sans but à réaliser et que vivre sans but est comme de vivre pour rien. Ça le gêne. Il pense qu’il faut vivre pour quelque chose et lui, il vit pour manger et aussi pour résoudre l’énigme, la gourmandise, une vertu ou un vice?
Il travaille dans une entreprise de taille moyenne et il a un emploi moyen. Son entreprise commercialise des produits de papeterie et tire l’essentiel de ses bénéfices de la vente de gommes en forme de petit cœur et déclinées en toute une gamme. Le succès est moyen. Son travail consiste à démarcher des papeteries de 4e niveau. Il fait des efforts, tellement qu’il a l’impression de tenir à ces gommes en forme de cœur mais malgré ses efforts, ça ne marche pas fort et il déprime. Il a pensé se suicider comme ils le font à France Telecom mais il sait à l’avance que ça ne fera pas de bruit, que son suicide sera traité avec négligence et il a laissé tomber l’idée. Il ne veut pas donner sa vie pour une fin médiocre.
Il aime raisonner, calculer, mettre en évidence la logique des choses. Selon ses calculs, son suicide passera inaperçu, c’est inévitable alors au lieu de se suicider, il s’occupe de manger et il pose la question autour de lui, la gourmandise, une vertu ou un vice?
Aline, la femme qui travaille comme secrétaire pour le chef du marketing, lui a dit l’autre jour à la photocopieuse où ils se croisent parfois qu’il était en train de disjoncter, tu dérailles sacrément, elle a dit puis elle lui a conseillé de voir un psychiatre au plus vite.
Tu ne le regretteras pas, lui a-t-elle affirmé.
Il l’a détesté quand elle a dit ça, il a même senti de la haine, c’était très fort comme sentiment. Il avait essayé de lui expliquer que la gourmandise s’inscrivait désormais dans la société comme une attitude porteuse quant à la consommation et que les gourmands étaient en quelque sorte des investisseurs de qualité puisqu’ils permettaient à un produit de se démarquer et aussi d’être coté en quelque sorte. Il avait souligné que la gourmandise était l’acceptation du plaisir et que la société tendait vers les plaisirs comme la fin ultime et qu’il était grand temps de s’en rendre compte et de cesser de traiter la gourmandise comme un vice. Elle lui avait dit que c’était n’importe quoi, qu’elle détestait les gens qui se goinfraient et qu’ils étaient trop nombreux sur la planète à se goinfrer jusqu’à devenir des baleines. Elle disait que ça ne pouvait être qu’un vice et que ces interrogations la faisaient chier et elle était partie en le laissant là, la tête pleine de questions.
Au petit déjeuner il mange souvent du saumon fumé avec des blinis et de la crème fraiche puis il finit avec du fromage et du jambon de Parme. Il a goûté tous les jambons mais c’est le jambon de Parme qu’il préfère. Il sait bien que ce n’est pas forcément le meilleur mais c’est un jambon qui le fait rêver à cause de Parme. Il fantasme même mais il n’ose pas se retourner sur ses fantasmes. Ce matin il pense à Aline et ses mots résonnent dans ses oreilles. Tu disjonctes. De quel droit le juge-t-elle? Il est en colère. De quel droit? Il lui avait demandé l’autre jour à quoi elle s’était destinée, si elle considérait avoir été jusqu’au bout de ses rêves et elle avait ricané. André, le comptable passait à ce moment précis et il s’était arrêté et Aline lui avait tout dit, toutes les questions et les réflexions d’Hugo et elle avait pas mal ri et André aussi avait ri. Il s’était senti amoindri et humilié et sa haine avait augmenté d’un cran. Ce matin il songe encore au suicide mais il a peur de rater son coup. Il est gourmand, il l’a toujours été et il pense que pour être gourmand il faut avoir de la classe. Se suicider comme tous les autres est vulgaire. Pourtant il aimerait bien marquer le coup, en finir avec l’humiliation et il décide d'ignorer Aline au travail, faire comme si elle n’existait pas.
Quand il était petit, sa mère lui disait qu’il était important de manger selon les règles. Il fallait savoir poser les couverts correctement, tenir la main et le bras d’une certaine manière et elle lui avait montré comment il fallait manger la salade sans se servir d’un couteau, utiliser un bout de pain pour soutenir la feuille de salade. Elle lui avait enseigné que manger des rillettes était vulgaire alors il n’en mangeait jamais. Sa mère lui disait aussi qu’il était trop gourmand, que c’était égoïste de manger autant. Il la regardait méchamment quand elle allait trop loin et elle se taisait. D’autres fois elle lui disait que manger procurait un plaisir incroyable, qu’une petite gourmandise ne faisait pas de mal.
Elle se considérait comme une vraie gourmande et s’était octroyée le droit de donner des directives. Quand il était petit il ne savait pas quoi en penser. Aujourd’hui il est toujours coincé dans une contradiction. Il n’aime pas les contradictions. Elles ne sont pas logiques. Elles échappent à ses calculs.
Il se dit qu’on ne sait plus ce que c’est, le vice. Ça peut être n’importe quoi. Ce n’est pas comme si les dix commandements étaient encore crédibles. Ils n’ont plus cours aujourd’hui. Par exemple, l’adultère n’est plus un vice et convoiter les biens de son voisin non plus. Tout le monde se vole. Il n’est plus possible de survivre sans ça. En haut de l’échelle sociale, là où les gens ont un pouvoir sur les autres, on est même récompensé.
Le 7e jour n’est plus un jour de repos mais un jour de travail pour aider la consommation et faire circuler l’argent. Aujourd’hui on est gratifié si l’on travail le 7e jour. Il se dit que la gourmandise non plus ne peut plus être considérée comme un vice ni comme un pêché.
La gourmandise est une vertu et il est prêt à le jurer sur sa propre tête. La société se construit sur la consommation et la consommation sur la gourmandise. Tout le monde veut plus de tout. C’est devenu une vertu. Il se le répète dans la rue puis dans le métro puis en entrant dans son service au quatrième étage. La gourmandise est une vertu. Il marmonne et la standardiste le regarde de loin avec appréhension. Il a très chaud. Il a un peu grossi ces derniers temps. Il a dû prendre quatre ou cinq kilos, ce n’est pas beaucoup mais ses pantalons sont trop étroits et il a du mal à respirer. Pourtant il ne se sent pas comme une baleine. Il n’aime pas cette expression, baleine. C’est disgracieux pour décrire quelqu’un.
Deux commerciaux discutent devant la porte de son bureau et il les entend rigoler. Il pense qu’ils rigolent de lui et il se sent mal. Il passe devant eux pour entrer dans son bureau et il s’excuse en serrant les lèvres. Il le sent quand les autres parlent de lui, il les entend rire mais il n’ose pas réagir, aller leur dire que ça suffit, il est trop conscient de leurs pensées et ça le bloque, complètement. Il allume son ordinateur et clique sur son agenda. Il a trois rendez-vous dans l’après-midi. Il clique sur le fichier en cours avec les noms des clients à démarcher.
Aline entre dans son bureau et pose des dossiers sur sa table et elle le salue poliment en l’examinant de près. Elle ne dit rien, elle a juste ce sourire narquois qu’il déteste. Elle s’apprête à sortir quand elle se retourne et le regarde directement dans les yeux. C’est la seule qui parfois l’écoute quand il parle de la vertu et du vice, elle rit de lui mais c’est la seule qui l’écoute et qui en discute avec lui. Il lui demande s’il peut l’aider parce qu’il ne sait pas quoi dire d’autre. Elle répond qu’il a grossi et qu’il devrait vraiment voir un psychiatre. Il ne répond pas, il s’en va mais elle poursuit et elle le relance.
Tu as grossi. Tu devrais faire attention.
Il s’arrête et se tourne et la regarde dans les yeux. Il dit qu’il ne se trouve pas gros, un peu enveloppé peut-être mais c’est normal puisqu’il est un gourmand mais il n’est pas gros, certainement pas.
Il ne faut pas vivre pour manger, elle lui dit.
Il lui explique encore une fois l’importance de la gourmandise, la manière dont cela contribue à la consommation et la chute prévisible et inéluctable de la bourse si les gourmands cessaient de dépenser de l’argent pour satisfaire leur gourmandise. Il ajoute que toute l’Europe est gourmande et les États-Unis aussi et qu’en aucun cas la gourmandise ne peut être considérée comme un vice, à moins que la planète vivent dans le pêché mais ça, il n’y croit pas. Il va à la fenêtre et l’ouvre et se penche pour voir la rue en bas. Il aime bien voir les gens de cette hauteur. Elle le rejoint à la fenêtre et ensemble ils regardent la rue.
La gourmandise n’est pas un vice.
Il se demande encore s’il ne devrait pas se suicider, là, devant Aline mais il décide que non. Il s’approche un peu plus d’elle puis il la prend par le bas et avant qu’elle ait le temps de dire quoi que ce soit, il la jette par la fenêtre. Il la regarde s’écraser sur le trottoir. Elle n’a pas l’air de bouger. Des gens s’arrêtent et la regardent puis ils regardent vers le haut et ils le voient observer la rue avec une expression effrayée sur le visage. Il crie qu’elle s’est suicidée et qu’il faut appeler les secours. Déjà trois personnes téléphonent avec leurs portables, d’autres prennent des photos. Il se retire de la fenêtre et quitte son bureau. Il doit annoncer à la standardiste qu’Aline s’est jetée par la fenêtre.
La gourmandise n’est pas un vice. Tuer non plus. Tuer, c’est comme la gourmandise. Ce n’est plus un vice, il y a partout des représentations de meurtres, des icônes en quelque sorte et les gens adorent ça mais il ne sait pas si c’est pour autant une vertu et il se dit qu’il a encore ajouté des données à ses réflexions, des informations nouvelles qui lui permettent d’aller plus loin dans sa pensée. Il trouvera sans doute la solution un jour.
Le soir il pense à Aline en allumant la télévision. Il a un home cinéma qui prend tout le mur. À la télé, ils mentionnent le nom d’Aline, ils disent qu’elle s’est ajoutée à la liste des suicidés pour des raisons professionnelles. Ils ne se sont pas attardés sur son cas, pas plus que ça. On ne parle plus beaucoup des suicidés, on les mentionne juste. Il se dit qu’il est content de ne pas s’être suicidé. Il se sert encore un morceau de poulet et il ajoute des frites et de la sauce béarnaise. Comme prévu, la brève mention du journaliste était médiocre, pas digne d’un gourmand.