Nora et la musique
Texte paru dans Bordel - Made in China
Nora n’arrivait pas à oublier le vieux clochard qu’elle avait croisé pendant que sa mère faisait des courses, il était assis sur le trottoir, adossé contre le mur et il jouait du saxo.
C’était le printemps, il ne faisait pas trop froid et les gens étaient plus souriants que d’habitude. Nora ne l’avait jamais vu avant. Elle s’était sentie étrangement troublée par le son triste de l’instrument et quand sa mère sortit de la boutique, Nora voulut rester encore pour l’écouter. Sa mère lui dit qu’elle le verrait un autre jour, tu as des devoirs ma chérie et elle entraîna sa petite fille avec elle. Nora tourna la tête et regarda le vieux clochard aussi longtemps que possible.
Elle vivait avec ses parents dans la rue Ségur, qui donnait sur la rue Saint-André-des-Arts. Ils habitaient un grand appartement confortable avec vue sur une cour intérieure où un arbre donnait de l’ombre à une vieille fontaine en pierre de taille et il y avait un banc pour s’asseoir et des buissons qui fleurissaient en été. Sa mère répétait à chaque printemps qu’on se croyait presque en Italie avec cette fontaine couverte de mousse verte et que c’était poétique.
Nora était une petite fille intelligente, elle avait de bonnes notes à l’école et se comportait toujours impeccablement. Elle avait compris qu’il était important de réussir sa vie, c’était ça qui comptait et des bonnes notes étaient nécessaires pour réussir. L’école, qui se trouvait à quelques rues de leur domicile, était l’une des plus prestigieuses de Paris. Ses professeurs disaient que s’ils avaient plus d’élèves comme Nora, l’école se porterait mieux, c’était une joie de la voir le matin en arrivant en classe. Elle était la fierté de ses parents qui aimaient parler d’elle, ils disaient qu’elle était d’une générosité désarmante, très sensible et toujours attentive aux autres. Mais l’année passée avait été difficile. La disparition de son chien et son voyage en Chine où son nouvel ami perdit son grand-père l’avaient beaucoup affectée et elle parlait moins, paraissait sombre et maussade et ne s’intéressait à rien. Ses parents étaient à l’affût de tout ce qui pourrait lui redonner le sourire.
Quand Nora leur dit qu’elle voulait apprendre à jouer d'un instrument de musique, ils furent ravis, ça lui correspondait si bien et toute la famille se mit devant l’ordinateur pour en choisir un qui lui conviendrait. Son père la voyait très bien jouer du piano et il était enthousiaste quand il en trouva un pas trop cher, regarde Nora, c’est exactement le piano qu’il te faut mais Nora n’en voulait pas. Elle étudia avec sérieux les photos et mit son doigt sur un saxophone, c’est ça que je veux, dit-elle sans hésitation, le même instrument que le vieux clochard mais ses parents furent fermes à ce propos, pas question, l’instrument était beaucoup trop grand pour elle, elle en aurait un plus tard si elle persistait dans la musique. Sa mère lui montra une clarinette, c’est le même système et le même doigté, lui expliqua-t-elle, après ce sera plus facile de jouer du saxophone, si tu le veux toujours. Nora opta pour la clarinette.
Nora pensait que ses parents étaient gentils, de bonne composition mais très naïfs et pas toujours intelligents. Elle écoutait leurs conversations et se demandait à chaque fois pourquoi ils n’avaient pas de sujet, pourquoi ils ne parlaient que d’elle. Elle leur aurait bien suggéré de se concentrer sur autre chose, s’enrichir par exemple en lisant des livres intéressants mais elle ne leur disait rien. Nora était consciente d’être une petite fille et de fait absolument dépendante de ses parents, une bonne atmosphère était vitale pour sa survie et il n’était pas question de compromettre la tranquillité dont elle avait besoin pour devenir adulte et indépendante.
Sa mère se procura une clarinette et inscrivit Nora à des cours, une fois par semaine, chez un professeur de musique à côté de chez eux et elle fut très fière de sa petite fille quand elle la vit entrer chez le professeur, la clarinette à la main. Elle songea que Nora devait forcément avoir du talent.
Nora était sage et sa mère n’avait pas peur de la laisser aller seule à ses cours de musique, le professeur vivait dans la même rue et les commerçants la connaissaient.
Le minuscule appartement du professeur était étouffant, il ne devait pas l'aérer souvent, les murs étaient de couleurs sombres et Nora se sentait piégée par ces vieilles odeurs de renfermé, ce n’était pas du tout ce qu’elle s’était imaginé puis il y avait cette tête d’animal mort sur le mur qui la dérangeait. Elle fut très contente quand le professeur lui indiqua qu’il avait mal à la tête, un mal de chien mais c’est injuste que ça m’arrive à moi, se plaignait-il. Sur le pas de la porte il dit à Nora qu’ils rattraperaient le restant du cours la semaine prochaine.
C’est ainsi qu’en rentrant chez elle, Nora croisa de nouveau le vieux clochard au son triste. Assis sur le trottoir à la même place, adossé au mur, il jouait du saxophone et devant lui, un vieil emballage de crème fraîche avec quelques pièces dedans et à son côté, un étui pour son instrument et un grand sac avec une couverture dessus. Les arbres s'ornaient de petites feuilles bien vertes partout et le soleil se reflétait dedans, il y avait de la gaité dans l’air. Nora s’arrêta et l’écouta elle aussi. Elle aimait ce son qui venait de loin, du bout du monde et qui était si triste, si plein de mystère et de souffrance et elle se sentit émue aux larmes. Les passants s’arrêtaient quelques instants, écoutaient puis repartaient, ce n’est pas mal, dit une femme d’âge mûr, un peu monotone quand même, il aurait pu jouer quelque chose de plus gai, il fait quand même beau aujourd’hui, on a envie de rire et pas de pleurer et sa copine opina de la tête. Il ne restait plus que Nora. Le vieux clochard accrocha du regard les pieds de ce dernier spectateur, remonta sur les jambes et le torse puis en levant le saxo vers le ciel, il vit le visage de Nora, il cessa de jouer et la regarda longuement avant de demander si elle était perdue. Où est ta mère ? Il pouvait l’aider si elle en avait besoin, ce serait avec plaisir.
Nora ignora sa question, elle dit qu’elle avait eu un cours de musique dans un appartement qu’elle avait détesté, qu’elle était assez grande pour rentrer seule puis elle lui demanda pourquoi il parlait un français si bizarre, pas comme elle ou ses parents et il sourit et eut du coup plein de rides et lui dit que c’était un accent américain, qu’il venait de là-bas, de l’autre côté de la mer, des Etats-Unis. Un couple passa, les fixant avec de la désapprobation dans les yeux, surtout le vieux clochard, ces sans-abris ne respectent décidément plus rien, murmura la femme à son mari qui se retourna et dévisagea le clochard avec une expression menaçante. Sans regarder Nora, le clochard lui dit qu’il valait mieux qu’elle rentre chez elle mais Nora secoua la tête et s’assit à côté de lui, je ne partirai pas avant que vous me jouiez de la musique.
Nora était une petite fille obstinée, quand elle avait une idée en tête, personne ne pouvait la lui enlever. Le clochard trouvait qu’elle était très mature pour son âge, d’habitude le jazz n’attirait pas d’aussi jeunes personnes. Il vit sa clarinette et demanda si elle savait en jouer et Nora expliqua qu’elle venait tout juste de commencer.
Le clochard, qu’elle trouvait gentil, avait une voix riche et profonde et elle lui dit combien elle aimait sa musique même si elle était triste et elle aimait aussi sa voix. Tu seras mon ami. Touché, il joua pour elle, lui dit qu’il lui dédiait le morceau, c’est pour toi, petite fille. Elle lui demanda pourquoi il jouait dans la rue et pourquoi il n’était pas chez lui, là-bas. Il lui parla alors de sa vie, de sa passion pour la musique qu’il entendait partout, il l’entendait tellement qu’il avait même l’impression parfois de la voir, qu’il marchait dedans, dans les notes, à l’intérieur des notes qui étaient si matérielles, si organiques qu’il aurait pu jurer sur sa vie qu’elles étaient réelles et pas du tout abstraites ou virtuelles, il avait la sensation de les tenir en main, il ressentait leurs couleurs, humait leurs odeurs et cela lui paraissait tellement vrai que si quelqu’un s'était évertué à lui dire que c’était des conneries, il l’aurait à coup sûr tué.
Quand il vit l’expression de Nora, il rectifia, il dit que c’était juste une manière de parler, bien sûr et qu’elle ne devait surtout pas prendre cela au pied de la lettre. Ou au pied de la note, ajouta-t-il avec son accent très prononcé, sans doute pour faire drôle. Nora hocha la tête. Il dit qu’il avait joué avec les plus grands et il mentionna une longue liste de personnes que Nora ne connaissait pas et pour qu’elle ait une idée de ce dont il parlait, il jouait un petit air pour chaque nom qu'il citait, afin qu’elle puisse apprendre comment une note ou un son pouvait raconter des choses essentielles à propos d’une personne et à propos du monde. Nora avait les joues roses, elle avait la sensation de danser et son cœur était si léger, si léger qu’elle aurait pu s’envoler et elle avait une envie folle de rire.
Raconte-moi encore, le pressa-t-elle et il lui dit que lui et ses amis avaient vécu une sacrée fête, presque tous les jours, qu’ils avaient voyagé partout dans le monde pour faire des concerts, ils avaient joués devant des milliers et encore des milliers de gens passionnés de jazz. Il lui raconta les soirées musicales à New York, comment ils faisaient des improvisations de folie puis ils avaient débarqués à Paris, la ville du jazz, ils avaient été nombreux à venir jusqu’ici et il regarda autour de lui, subitement insondable et Nora ne le vit plus comme un clochard mais comme un homme du monde qui donnait de lui-même et de ce qu’il aimait par-dessus tout. Perdu dans ses souvenirs, il joua encore des morceaux, cette fois-ci tout ce qu’il ne lui disait pas, comment il avait mis son nez dans les drogues, comment il buvait beaucoup trop, ses addictions qui le tuaient à petit feu, les femmes qu’il avait aimé puis quitté jusqu’au jour où ce furent elles qui le quittèrent. Il joua ses beuveries où il vomissait, les hallucinations incontrôlées à cause de la défonce, les overdoses dont il se sortait chaque fois un peu plus diminué. Il joua ces nuits où il passait de partouze en partouze, camé dans des lieux sinistres, sans poésie, sans même savoir avec qui il avait baisé pendant que la musique s’évanouissait, disparaissait, ne laissant plus la place qu'à des sons discordants sur lesquels il s’extasiait, se disant qu’il était génial. Il joua les noms de tous ses amis qui étaient restés dedans, dans la coke, dans l’héro, dans l'alcool puis de ceux qui s’étaient suicidés puis ceux qui, comme lui, avaient tout perdu et vivaient dans la misère en faisant la manche et il ne lui dit pas non plus la difficulté trop grande pour se relever parce qu’un jour, il n’y avait plus ce don si spécial qui faisait de lui un musicien.
Elle lui tira le bras. Et pourquoi tu es venu en France, chez nous? lui demanda-t-elle et il posa le saxo sur ses genoux, réfléchit un long bout de moment puis avec sa belle voix profonde, il lui raconta sa quête de la note bleue et comment cette note l'avait obsédé. Il était encore là-bas, chez lui, il jouait avec Coltrane, il avait un bel appartement à New York, une femme et même une petite fille aussi mignonne que Nora mais il avait eu un grave accident, une intoxication aux arachides, c’était quand même dingue qu’il ne soit mort ni des drogues ni de l'alcool mais qu’il avait failli y passer à cause du beurre de cacahuètes. Le médecin lui avait dit qu’il ne semblait pourtant pas allergique mais qu'il devrait avoir avec lui une trousse contenant de l'adrénaline injectable. Toujours est-il que sa femme l’avait quitté, amenant sa fille. Elle lui avait écrit dans une lettre qu’elle avait maintenant une vision de la mort qui l’attendait à coup sûr, vu comment il se droguait et qu’il n’était pas question d’attendre ça, ce n’était pas la vie qu’elle voulait offrir à sa fille alors s’il voulait les aider, il fallait qu’il signe immédiatement les papiers du divorce.
Suicidaire, il avait tout fait pour mourir mais bizarrement la mort ne semblait pas intéressée puis un soir, il avait entendu un morceau de Frédéric Chopin, il avait entendu ce son qui l’avait captivé et ensuite fasciné. Il avait lu des trucs, comment Chopin faisait glisser sa main sur le clavier pour reproduire ce son et en parlant autour de lui, il apprit que d’autres jazzmen jouait cette demi-note en-dessous pour la reproduire mais en écoutant il avait su tout de suite que ce n’était qu’une imitation, une note technique qui donnait de l’allure à une musique mais pas plus que cela et ce qu’il voulait, c’était la vraie note, celle qui allait au-delà de tout ce qu’on voyait et entendait, celle qui était pure, parfaite, la note qu’on ne pouvait pas écrire, pas saisir et qui véhiculait l’émotion absolue, la note qui contenait toute la musique, à partir de laquelle on pouvait créer toutes les musiques de tous les temps, qui était idéale, la note qui incitait à la quête, la note qu’il avait cherché, lui et qui l’avait perdu. C’était à la recherche de cette note originelle qu’il était venu en France puis de là il partirait pour l’Afrique, au Congo, parce qu’il était sûr que la note bleue venait de là, c’était le berceau de la musique et la note bleue était restée là-bas, seulement elle avait disparu, personne ne savait où elle était et c’était pour cela que les gens la cherchaient.
Nora demanda pourquoi elle avait disparu?
Il lui raconta alors une histoire de dieux, Zeus et ses neufs filles, les Muses et comment quelqu'un avait tenté de s’approprier la note. Un vieil africain qu’il avait rencontré à une soirée lui avait raconté cette légende que lui seul connaissait parce que ses ancêtres étaient au service des dieux depuis le début des temps. La légende était transmise de génération en génération mais voilà, il avait perdu sa famille lors de la guerre civile entre les deux Congo, il n’avait plus personne à qui transmettre cet héritage, à part lui et c’était parfait puisqu’il était musicien et il raconta alors son histoire, son trésor comme il le disait. Zeus, qui en réalité avait pas mal sévi au Congo, entretenait une espèce de guerre avec les Muses. Il aimait beaucoup les femmes et c’était cela, son grand drame parce qu’elles ne l’aimaient pas mais pas du tout, seulement, comme il pouvait changer de forme, d’aspect, d’allure quand il le désirait, il ne s’en privait pas et s’arrangeant pour incarner leurs fantasmes, elles ne voyaient pas la supercherie. En ces temps-là, les dieux ne s'encombraient pas de considérations morales et n'hésitaient pas à séduire leurs propres filles. Un jour pourtant elles découvrirent qui les avait séduites et depuis ce jour, elles faisaient de la vie de Zeus un enfer. Il avait donc fini par se lasser et afin de changer la donne, il avait décidé d’ajouter aux neufs Muses un dixième, une Muse mâle afin de changer l’ambiance. Ils furent plusieurs à concourir pour le poste. Le don était simple, le possesseur touchait qui il voulait de son doigt et la personne touchée entendait la musique fondatrice, la musique qui englobait toutes les musiques du passé, du présent et des temps à venir. C’était en quelque sorte le don de transmettre un don et le pouvoir donné était d’être le décideur. Qui devait jouir de ce don ? Un demi-dieu de Grèce, un des fils de Zeus, décida de postuler pour la fonction et il pensait qu’avec le soutien de son père, il arriverait jusqu’en finale. Seulement il n’était pas le seul fils de Zeus à concourir, il y avait aussi un des fils du Congo qui présentait des atouts majeurs. Tous les postulants eurent des épreuves à endurer et à la fin ils ne furent plus que deux, le fils grec et le fils congolais. Malgré l’appui de son père, le fils grec n’eut pas confiance en lui, il pensait que son adversaire était plus fort puisqu’il avait créé une note un peu spéciale, une note qui contenait en elle toute la musique, elle était en réalité bien plus forte que le don qui devait être transmis. Il demanda à son père s’il pouvait l’aider, l’appuyer avec plus de conviction mais Zeus ne daigna pas répondre. Le fils grec n’hésita pas longtemps, pas question de se laisser abattre aussi facilement et il se déplaça jusqu’au Congo où vivait son concurrent, l’inventeur de la note bleue, avec sa femme et ses enfants et il le tua. C’est ainsi que la note bleue disparut, seul restait le mythe que l'on transmettait, génération après génération et comme on le sait, un secret n’est un secret que si tout le monde le connaît et nombreux furent les musiciens à rechercher cette note et encore aujourd’hui, elle est recherchée. Et le fils grec ? Il eut le don mais il ne put rien en faire puisque la note avait disparu. Parfois il tentait de choisir en la touchant de son doigt une personne, susceptible d’entendre la musique mais il ne transmettait rien et la personne touchée entendait certes de la musique mais toujours une musique quelconque. Le fils grec vécut un temps infini avec sa culpabilité puis il fut oublié et disparut.
Une voiture passa, les vitres ouvertes et la musique à fond, des jeunes y chantaient à tue tête et le clochard suivit la voiture des yeux jusqu’à ce que la voiture s'éloigne. Tu vois, la note s'est perdue et voilà ce qu'il nous reste comme musique.
Alors tu es allé jusqu’en Afrique pour la trouver ? demanda Nora. Il réfléchit un très long moment avant de dire non, il n’y était pas allé parce qu’il n’en avait pas les moyens, ni physiques, ni économiques mais il jouait tous les jours pour économiser et un jour, c’était sûr, il partirait. Et pourquoi t’es triste ? demanda Nora qui n’aimait pas voir les gens tristes. Nora appréciait être au centre des attentions, c’était, selon elle, sa juste place. Et qui pourrait lui contester cette place ? Certainement pas ses parents, pas plus que ses copains et copines qu’elle considérait comme immatures et sans intérêt. Tout ce qui les intéressait, c’était jouer et elle trouvait cela débile. Nora lisait beaucoup et conversait sur des sujets divers. Elle interrogeait le monde. Elle était par exemple fascinée par la mort, la relation que les gens entretenaient avec. Elle avait constaté que tout le monde en avait peur, même les animaux. Elle l’avait vu dans les yeux de son chien, du moins elle supposait que c’était la peur, en tout cas il y avait quelque chose de différent, une expression, une petite flamme peut-être qui s’évanouissait et qui l’intriguait. Peut-être que cette petite flamme était la vie ? Ce n’était alors pas grand chose. Son chien l’avait beaucoup agacée. Elle n’avait pas du tout apprécié qu’il montre de l’affection pour quelqu’un d’autre, surtout pas pour des gens moins intéressant qu’elle. Pourtant elle n’excluait pas la possibilité d’avoir un autre chien un jour. Elle se demanda si le vieux clochard avait lui aussi peur de la mort. Sûrement pas. Il n’avait rien à perdre, seulement sa vie et était-ce important, sa vie, compte tenu qu’il vivait dans la rue et qu’il n’avait ni famille ni amis? Peut-être même qu’il attendait la mort. Qu’est-ce qu’il lui restait, à part sa connaissance de la note bleue? Nora songea que d’une certaine manière il avait réussi sa vie, il avait obtenu un truc que personne d’autre n’avait jamais obtenu et ce n’était pas si mal. Nora n’avait pas souvenir que quelqu’un lui ait parlé de la note bleue. C’était sûrement de la que venait la tristesse du jazzman. Il devait attendre la mort avec impatience.
Nora était sensible et généreuse, si elle pouvait aider, elle ne ménageait pas ses efforts. Une voix interrompit brusquement leur échange.
Mais qu’est-ce que tu fais là, assise par terre ?
Sa mère la pris par le bras et tira jusqu’à ce qu’elle fut debout. Tu ne dois pas parler aux étrangers, lui siffla sa mère qui était rongée d’inquiétude. J’avais peur, tu sais, elle fit en étreignant sa fille. Papa est allé de l’autre côté te chercher. Sa mère prit son téléphone et fit le numéro du père et lui annonça qu’elle avait trouvé Nora. Quand elle eut raccroché, le clochard lui dit qu’il était désolé mais la petite ne voulait pas repartir. Nora dit à sa mère qu’il n’y était pour rien, que quand un jeune était passé et avait essayé de lui arracher sa clarinette, le clochard était intervenu. C’est mon ami, dit-elle à sa mère qui finit par sourire au clochard en le remerciant mille fois d’avoir aidé sa fille.
Le soir, à table, Nora plaida la cause de son ami, elle dit à ses parents qu’elle voulait le revoir pour le remercier et qu’elle allait lui faire un gâteau. Les parents de Nora furent ravis. Enfin leur petite fille avait retrouvé le sourire et semblait vouloir à nouveau vivre et ils dirent que bien sûr elle pourrait voir son ami à nouveau et que c’était une belle pensée de vouloir lui faire un gâteau.
Le lendemain, Nora se mit au travail et fit un beau gâteau pour son ami le clochard. Sa mère ne l’aida presque pas, du moins c’est ce qu’elle dit à toutes ses amies. Dès que le gâteau fut refroidi, elle le coupa en morceaux et l’emballa et demanda à sa mère la permission d’aller voir son ami. Sa mère fut drôlement émue de voir sa petite fille partir le gâteau sous le bras pour l’offrir à un sans-abri.
C'était une journée d’une limpidité exceptionnelle, avec un soleil éclatant et les oiseaux qui piaillaient à tue-tête. Nora était certaine qu’une si belle journée était là exprès pour elle, comment aurait-il pu en être autrement ? Le vieux clochard était à sa place habituelle et son visage s’illumina quand il vit Nora et il fut très touché quand elle déballa le gâteau, lui expliquant qu’elle l’avait fait elle-même. Nora tenait beaucoup à son vieil ami, elle voulait l’aider à faire la paix avec lui-même, à retrouver le bonheur. Elle lui tendit une part et il la prit et croqua dedans avec gourmandise puis il fronça les sourcils puis il flaira le restant de sa part.
Il y a une drôle d’odeur, on dirait du beurre de cacahuète…
Nora dit qu'ils n’en avaient pas à la maison, que c’était étrange, c’est pas bon? elle demanda, son petit visage déçu, elle avait de la peine, elle était blessée, il vit tout ça dans les yeux de sa petite amie et dit que c’était sûrement lui qui exagèrerait, qu’elle ne devait pas faire attention à un vieux débris comme lui et il mangea avec plaisir toute sa part de gâteau. Elle posa sa main sur son bras et lui promit d’une voix solennelle qu’elle irait en Afrique chercher la note bleue et quand elle la trouverait, elle la lui donnerait, comme ça il aurait réussi sa vie. Le vieux clochard leva son saxo jusqu’à sa bouche pour lui jouer un morceaux et il lui dit d’une voix plus faible que c’était une idée magnifique qu’elle avait là et il ajouta que dans la vie, il fallait toujours avoir des projets fous qui ne servaient pas forcément à quelque chose, sinon où allait le monde ? Il tenta de jouer mais son visage se crispa de douleur et il dut lâcher le saxo et il s’affaissa contre le mur, se tenant le ventre, il était pâle et se plaignit du froid et quand Nora lui proposa de l'aider, il dit que non, tout allait bien, ce n’était rien et il prit la main de la petite fille et la serra très fort en la regardant dans les yeux. Nora ne bougea pas, tenant son vieil ami par la main elle le fixa jusqu’à sa dernière respiration, à la recherche de ce quelque chose qui se montrait dans les yeux au moment même de la mort, la petite flamme qui s’évanouissait…
La police dit aux parents de Nora que le vieux clochard avait fait un choc anaphylactique dû à une crise d’allergie au beurre de cacahuète présent dans le gâteau, mais qu’il n’avait pas souffert très longtemps et que ça avait dû l’aider d’avoir une petite fille aussi mignonne que Nora à ses côtés. Ils espéraient que Nora ne fut pas traumatisée et ils mirent un dispositif d’aide psychologique en place pour elle et sa famille.
Après l’enterrement, les parents de Nora lui promirent de l’emmener en Afrique et sûrement qu’ils allaient mettre la main sur cette fameuse note bleue.