Pia Petersen
sous le signe de Don Quichotte
ÇÉDILLE
Esther Bautista Naranjo
Universidad de Castilla-La Mancha
Avril 2013
Resumen
Esta entrevista está motivada por la intertextualidad cervantina de la última novela de Pia Petersen, una escritora francófona de origen danés, Le Chien de don Quichotte (2012). Partiendo de los valores que la escritora otorga a la obra cervantina, trato de adscribirla a una corriente crítica concreta para posteriormente comprobar de qué modo esta orientación de su lectura le sirve para crear una serie de personajes ubicados bajo el signo de don Quijote.
Finalmente, se evalúa la conexión de su novela con la realidad del mundo contemporáneo.
Abstract
This interview has been motivated by the Cervantean intertextuality of Pia Petersen’s (a French speaking Danish author) last novel, Le Chien de don Quichotte (2012). Departing from the values that the writer attributes to Cervantes’ work, I try to establish a connection with a specific critical trend in order to test, later on, to which extent this approach is used by the author to create a series of characters placed under the sign of don Quixote. Finally, I evaluate her novel’s relation with contemporary reality.
0. Introduction La considération du Don Quichotte de Cervantès comme une œuvre universelle plutôt qu’espagnole ou régionale, de La Manche, est hors-question dans un contexte critique qui a souvent signalé la transcendance intemporelle de ce roman dont le protagoniste a acquis des connotations mythiques. L’exégèse mythique autour du personnage de don Quichotte se fonde sur les observations des écrivains romantiques européens, surtout chez les romantiques anglais (Mary Shelley, Lord Byron), et les allemands (August Schelling, Friedrich et August Schlegel). Tous ces auteurs ont privilégié le point de vue du protagoniste, qui représente pour eux l’aspiration vers un Idéal sublime procédant des livres de chevalerie et la défense des hauts valeurs éthiques en décadence dans une société médiocre qui méprise le héros et le considère comme un fou. Dans le domaine de la critique littéraire, cette interprétation a constitué le courant symbolique en opposition avec la tendance la plus conservatrice, celle qui maintient la lecture purement comique et satirique de l’œuvre de Cervantès.
Parmi les tenants de l’exégèse romantique de ce roman et la considération mythique de don Quichotte il faut compter Francisco Ayala (1995), Ian Watt (1997), et Jean Canavaggio (2005). Pour les érudits qui, comme moi, travaillent dans le domaine de la littérature comparée et qui étudient l’influence du roman cervantin dans d’autres langues et d’autres cultures, c’est toujours une bonne nouvelle d’apprendre la publication des nouveaux livres qui y sont liés par un procès de réécriture. L’occasion se présente encore plus heureuse lorsqu’il s’agit d’un écrivain vivant, auquel on puisse adresser directement toutes nos questions à propos de l’interprétation cervantine de son œuvre.
Le cas de Pia Petersen1 est bien particulier car, dans son dernier livre, Le Chien de don Quichotte (2012)2, elle fait un succinct clin d’œil au roman de Cervantès qui attire l’attention des lecteurs enthousiastes. Ceux qui aiment le récit sur l’hidalgo espagnol seront bien satisfaits de trouver au cours de cette histoire une transposition de son idéalisme livresque dans la peau d’un jeune partagé - sale type de profession, la trouvaille du livre cervantin l’éveille à une nature rêveuse et altruiste en imitation de son personnage principal. Le roman de Petersen, écrit dans une prose vive et frappante, presque vertigineuse, rend un hommage sincère tant au récit de Cervantès qu’aux films de Tarantino. À mi-chemin entre la tragédie et la comédie, l’héroïsme et la parodie, les aventures de ce nouveau don Quichotte m’ont poussée à m’adresser à l’écrivain qui, malgré son dévouement à la révision de son prochain roman, a répondu volontiers à un petit questionnaire de treize questions sur ces sujets – interdit aux superstitieux. Et voici ce qu’elle a répondu.
1. Entretien sur la filiation cervantine de Pia Petersen
Le seul titre de votre roman suggère un intérêt tangible pour la littérature espagnole. Quel est votre avis à ce propos? En même temps, je me demande si vous connaissez le héros de Cervantès en tant qu’un symbole ou si, par contre, vous avez lu effectivement son livre. Dans ce cas là, quelle traduction française préférez-vous?
Je ne suis pas une spécialiste de la littérature espagnole mais Don Quichotte, que j’ai lu plusieurs fois, est sans aucun doute l’un de mes romans préférés. La traduction que j’ai n’est pas toute jeune, je sais qu’il en existe une plus récente mais comme j’avais l’ancienne, je me suis contenté de celle-là. Il s’agit de la traduction de Louis Viardot en Garnier-Flammarion.
Quelques auteurs (je me rappelle de William Faulkner et Carlos Fuentes) ont avoué qu’ils (re)lisaient Don Quichotte fréquemment, même chaque année – mettant à part la véracité de ces affirmations, elles suggèrent que cette lecture est presque devenue pour les écrivains comme celle des Évangiles pour les chrétiens. Est-ce que le roman de Cervantès est aussi un livre de référence ou, tout au moins, une source inspiratrice pour vous dans votre profession?
Autant avouer tout de suite que je ne le relis pas chaque année. Je l’avais lu pendant mes études de philosophie et il m’avait beaucoup marquée. En travaillant sur Le chien de Don Quichotte, je l’ai bien sûr relu et avec un plaisir énorme. À nouveau, ce livre m’a entrainée à réfléchir sur des sujets très différents, même si souvent liés aux livres et leur problématique, à la fiction et ses ambiguïtés dans sa relation à la vérité. C’est ce que j’aime dans ce roman, la manière dont il vous propulse hors de son histoire pour penser sur d’autres sujets. Tout au long de Don Quichotte, Cervantès part toujours d’une situation au départ banale, puis de fil en aiguille il en tire une réflexion universelle. C’est un livre de référence à mon avis incontournable.
Cette inspiration que vous avouez est bien présente dans votre dernier livre, Le Chien de don Quichotte, sur lequel j’aimerais parler un peu plus en détail. Le titre offre déjà une importante clé interprétative, mais je considère que sa relation d’intertextualité est bien plus profonde et parfois très évidente. Par exemple, on fait allusion à des aventures quichottesques concrètes: le troupeau de moutons et la libération des forçats. À titre personnel, quels sont vos chapitres favoris et quelle valeur leur accordez-vous?
Je n’ai pas de chapitre vraiment favori mais les scènes que j’ai citées font partie des passages que j’ai beaucoup aimés et qui montrent l’imaginaire de l’écrivain. Don Quichotte ne voit pas juste un troupeau de moutons qui passe mais une armée qui en attaque une autre, il se voit sauver le monde et n’hésite pas à se lancer tout seul contre l’une des deux armées. Il transforme, transpose le monde dans lequel il vit, rien qu’en voyant quelques moutons, il part à l’aventure, il risque sa vie, il sauve le monde, il se fait lui-même héros. Il a un idéal et de bonnes intentions, faire le bien, aider la veuve et l’orphelin mais il ne se satisfait pas simplement de les avoir, il met à exécution ses idées, coûte que coûte. Il est bien entendu jugé fou par les gens autour. C’est la figure même de l’écrivain mais aussi du philosophe. Puis il y a des chapitres qui m’inspirent plus précisément pour mes travaux, le chapitre XVIII, où il transforme le réel en roman, le chapitre XXXII où le curé et l’hôtelier discutent à propos du livre en distinguant le livre passe-temps agréable et le livre sérieux mais moins séduisant. De même, dans le chapitre XLVII, il est question de livres faits pour amuser et non pas instruire et on finit par une analyse de ce qui amène aujourd’hui la télé-réalité à son succès. Il y a chez Cervantès une vision décalée du monde dans lequel il vit. Cette volonté de regarder autrement est enrichie par l’expérience qu’il a acquise par sa vie aventureuse et sa connaissance de tous les milieux qui composent la société dans laquelle il évolue. Il se bat contre un monde où les gens ne s’aident pas, où les gens s’arrêtent sur les a priori et les préjugés, où les gens ne cherchent plus la vérité ou les vérités.
D’ailleurs, nous n’avons pas beaucoup progressé sur ce plan-là.
D’après votre réponse, en considérant que les avatars du héros espagnol sont représentatifs des efforts d’une certaine élite intellectuel méprisée, vous vous approchez de l’exégèse romantique du personnage. Pensez-vous, comme la génération romantique, que les valeurs et les motivations du personnage de Cervantès évoluent dans les deux parties du livre, publiées dans un intervalle de dix années (1605-1615)? Considérez-vous le personnage plutôt comique ou plutôt tragique?
Il y a une évolution certaine puisqu’il s’assagit jusqu’à en mourir, fini la folie après un retour sur soi. La deuxième partie est plus sérieuse, laissant place à plus de raisonnement, Don Quichotte perd son courage, sa folie et devient en quelque sorte normal. Il revient à la raison et en ce qui me concerne, il perd son intérêt. Il est à la fois comique, à la fois tragique, étant attachant on le voit avec sa triste figure se battre contre la perte de notre imagination.
Cette dernière idée constitue un pilier fondamental de la valeur mythique de don Quichotte que j’ai résumée dans trois arguments essentiels: la rêverie littéraire (la fantaisie irréaliste entretenue par l’imitation des livres), l’idéalisme visionnaire (l’adoption d’une mission justicière associée à l’ordre de la chevalerie), et l’héroïsme individuel et anachronique (car don Quichotte reste un héros solitaire et périmée qui doit défendre sa propre vérité contre un monde contemporain qui rejette ses idées et le considère comme un fou). D’après vous, est-ce que ces caractéristiques peuvent être aussi appliquées au personnage d’Hugo dans Le Chien de don Quichotte?
Je ne sais pas s’il y est question de fantaisie irréaliste ni si Don Quichotte imite proprement dit les livres. Le monde est ce qu’on en fait, on choisit sa propre interprétation ou celle des autres. Dans une société donnée, on subit souvent l’interprétation du monde d’un homme politique. Don Quichotte choisit la sienne. Il se réfère aux livres plus qu’il ne les imite, les livres lui montrent une direction et il y va. En réalité il vit dans un roman qu’il écrit par ses actions, la fiction n’étant pas que fictive.
Don Quichotte a une volonté qu’il applique avec conviction tandis que Hugo est plutôt dans une rêverie littéraire, comme vous dites, en faisant corps avec un livre, dont les idées prennent forme en lui. Hugo, comme Don Quichotte, est un homme d’armes, un guerrier: il veut changer les choses de l’intérieur, en restant en place, en utilisant les moyens dont il dispose, il ne pense pas à déposer les armes. Aujourd’hui, un homme d’armes, un guerrier n’est pas considéré comme un idéaliste. Il rêve plus qu’il ne s’engage, peut-être parce qu’il doit faire son cheminement par les questions qu’il se pose et qu’il se pose tout seul, n’étant pas dans un environnement propice à cela. En décidant de faire le bien il ouvre sa propre porte à un certain idéalisme qui n’a plus cours aujourd’hui, où l’on est plutôt blasé. Etant à l’écart du monde des idées, il n’a jamais pensé que la société considérait l’idéalisme ridicule et cela le conduit directement à une espèce d’héroïsme, il s’obstine à vouloir faire le bien et en même temps il se rend obscurément compte que cela est quasiment impossible.
Outre que la transposition des valeurs essentielles de don Quichotte dans Hugo, est-ce qu’il y aurait des correspondances entre les personnages secondaires de votre roman et celui de Cervantès? Voici ce que je vous propose: Boris me semble un Sancho beaucoup plus intolérant et insubordonné, Bion représenterait la loyauté de Rocinante vers son maître, et le père Calvet paraît un prototype caricaturesque du curé cervantin, Pero Pérez (mais celui-là lui offre le livre dans un acte gratuit au lieu de mettre le feu à sa bibliothèque). Même Esteban pourrait être comparé au barbier, parce qu’il considère les livres comme des éléments préjudiciels pour la culture et, en allusion au célèbre bibliocauste cervantin, il les brûlerait volontiers.
C’est assez intéressant, d’autant plus que cela montre que l’œuvre de Cervantès est incontournable, quoi qu’on fasse, on y retourne. Les personnages qu’il a mis en scène sont des figures éternelles, elles traversent le temps, étant à la fois immuables, à la fois s’adaptant aux nouvelles réalités avec l’évolution qui s’impose. Hugo et son petit monde sont une remise à jour dans le temps de certaines idées de Cervantès. Le regard sur les valeurs en cours à l’époque de Cervantès a changé, le monde n’est plus tout à fait le même.
Boris, le subalterne conscient de son égalité avec Hugo, l’homme qui l’emploie, veut dégager Hugo pour prendre sa place, tandis que Sancho, respectueux des privilèges et au service de son maître, attend l’île que doit lui donner Don Quichotte. Rocinante peut difficilement trouver une place dans la ville aujourd’hui, le cheval ne peut qu’être un chien.
Esteban veut brûler les livres mais on sait bien que les brûler aujourd’hui serait contreproductif, tout le monde se jetterait dessus, le livre deviendrait davantage attractif et intéressant. Si l’on veut se débarrasser des livres, il est bien plus efficace, dans notre système actuel, de les donner gratuitement. Des tonnes de livres circulent gratuitement, cela les rend tellement accessibles que plus personne n’y fait attention. Ce n’est plus un geste altruiste réellement, c’est juste un geste, on passe le livre au lieu de le mettre à la poubelle. Le père Calvet lui file le livre parce qu’il s’en fout, il ne pense pas un seul instant que Hugo le lira. Il aurait pu ne pas le lire. Il y avait en effet pratiquement aucune chance pour qu’il le lise. Puis l’incident qui change tout se produit, Hugo lit le livre.
Cela montre que l’acte de la lecture est dénigré dans la culture dominante. L’essor paradoxal de l’idéalisme dans un contexte adverse est pareil dans le roman de Cervantès, dont le protagoniste, un simple hidalgo, a consacré toute sa fortune à l’acquisition de livres de chevalerie. Il les a mémorisés et à cause de son enthousiasme, il décide de devenir un nouveau chevalier errant en adoptant une identité alternative. Dans quelle mesure le livre que le prêtre offre à Hugo lui sert à développer une nouvelle conscience? Souvenons-nous du dernier paragraphe, qui blâme Don Quichotte pour le changement opéré dans la mentalité d’Hugo. Est-ce que cette conscience serait dangereuse, dans l’univers de votre roman, et devrait être persécutée comme, par exemple, dans l’œuvre de Ray Bradbury Fahrenheit 451?
La lecture induit la réflexion. N’étant plus un habitué de la lecture, Hugo réagit d’autant plus fortement à cette révélation que quelqu’un qui est habitué à lire. Le livre s’impose tout à coup comme une vérité. Les livres sont des ouvertures sur le monde et ont une force qui peut être déterminante. Depuis les premiers écrits, les pouvoirs ont fait leur possible pour éliminer jusqu’au désir de vouloir un meilleur monde en s’en prenant à leurs auteurs. La prise de conscience que tout cela engendre est dangereuse en effet pour un pouvoir qui ne désire pas un contrepouvoir en face. Par contre, pour le bien de l’humanité dans son ensemble, il me semble que cette prise de conscience est essentielle et nécessaire, que sans cela, rien ne se fera.
Grâce, précisément, à cette prise de conscience que vous mentionnez, don Quichotte a voulu combattre les injustices du monde, mais surtout, l’intolérance de la société.
Quels sont, selon vous, les véritables ennemis d’Hugo, les Vendredi 13 (des hackers qui visent à changer le monde en imitation de Robin des Bois avec leurs piratages), ou son patron et ses compagnons dans Athenar Entreprises (qui exterminent ses ennemis pour des objectifs matérialistes)?
L’intolérance est partout et aujourd’hui elle prend des formes de plus en plus insoupçonnées. Ce que je voulais montrer, c’est que malgré une vraie volonté dechanger les choses, ce n’est jamais si simple. En faisant du bien à l’un, on fait souvent du mal à l’autre. Il est impossible de rester justement dans l’idée qu’il y a un ennemi fixe. Je crois qu’il faut bien plus d’ouverture que cela. On vit de plus en plus dans des lieux communs qui ont la dent dure et qui nous empêchent de trouver des véritables solutions aux problèmes que nous avons à affronter aujourd’hui.
V13 détournent de l’argent de l’entreprise pour le distribuer auprès des populations lésées mais en faisant cela, ils mettent en danger l’entreprise et Esteban ne peut plus payer les gens qui travaillent pour lui. Esteban, de son côté, est un escroc mais en même temps il traite correctement les gens qui travaillent pour lui. Hugo le dit à plusieurs reprises qu’il se sent bien dans l’entreprise d’Esteban. La société s’est mutée en système et il n’est plus possible de se présenter comme un individu isolé. Tout est lié. Quoi qu’on fasse, on fait partie d’un grand tout.
En réalité, le plus grand ennemi de Hugo c’est lui-même.
L’ennemi réel de don Quichotte est aussi, peut-être, lui-même car c’est sa mentalité ingénieuse qui provoque sa chute. On peut le constater lorsqu’il est finalement vaincu dans un duel par Sanson Carrasco sous l’apparence de Le Chevalier de la Blanche Lune, et, en retournant chez lui, il souffre le terrible desengaño. Est-ce que l’excès de sincérité du père Calvet joue le même rôle dans la désillusion finale d’Hugo?
C’est plutôt le dilemme de faire le bien qui lui pose un problème. Qui a réellement besoin d’aide? Comment les reconnaître? Le père Calvet, le modèle du bien en principe, ne lui apporte aucune aide et bien entendu cela déçoit Hugo qui ne sait plus vers quel modèle se tourner. Vers qui se tourner pour les réponses ? Hugo ne comprend plus rien puisque le bien n’est pas si visible ni si tranché que ça, de même le mal est une idée plutôt obscure qui s’adapte selon la circonstance, l’intention qui est en jeu.
Dans un contexte inquiétant et complexe, la lecture d’un livre énigmatique (dont on ne connait pas le titre jusqu’à la fin) mène Hugo à faire le bien en imitation de son protagoniste. Dès ce moment-là il tente de changer le monde qui l’entoure mais ses échecs le poussent à se faire des questions très profondes sur la nature de l’héroïsme.
Quel est le rôle que vous attribuez aux livres ? Est-ce que c’est nécessaire de continuer à lire pour mieux comprendre le monde?
Il y a aujourd’hui un retour enthousiaste à l’oralité qui me semble absurde. Le livre éphémère, le livre qui s’autodétruit au bout d’un mois ou deux, en est un exemple. L’écriture, le livre, c’est avant tout une trace faite pour durer. L’écriture fixe la pensée à un moment précis et cela nous permet de nous repérer dans le temps et dans les pensées. L’oralité ne laisse pas de trace, je peux dire n’importe quoi, cela ne se fixe pas, par conséquent je peux en toute impunité continuer à dire n’importe quoi. On voit bien aujourd’hui que nous sommes revenus à une oralité puisqu’on ne se soucie plus de la cohérence de nos propos qui sont voués à disparaître immédiatement. Qui va se rappeler de quoi? Notre société est profondément construite sur l’écriture. D’ailleurs, quand on peignait dans les cavernes, c’était aussi pour fixer une pensée, une idée, une situation.
L’écriture nous assure d’une durée dans le temps qui est nécessaire pour notre construction.
L’éliminer est extrêmement dangereux puisqu’on élimine en même temps la possibilité d’une trace qui devient objective du fait d’être fixée. Avec la trace écrite, on peut revenir en arrière, reprendre et voir ce qui a posé problème, on peut comprendre, ou tenter de comprendre.
En creusant un peu plus sur cette idée, est-ce que l’idéalisme livresque d’Hugo lui vaudrait aussi l’appellatif de fou, en émulant son héros préféré? Considérez-vous que son héroïsme est condamné dans l’univers représenté? En relation avec le monde réel, devrait-on prendre le roman pour une dystopie?
Il faut être fou aujourd’hui pour croire au bien à la manière de Hugo qui, quoique tueur, n’est ni blasé, ni véritablement morose. Ne sachant pas qu’on ne croit plus en rien, il croit à la manière d’un idéaliste d’autrefois, avec candeur et une certaine naïveté. Son héroïsme est forcément condamné puisqu’il passe pour ridicule, vieillot et très inutile. D’ailleurs Boris et Esteban pensent tous les deux qu’il est devenu fou, ils ne comprennent pas bien où Hugo veut en venir. Hugo a lui-même du mal puisque son désir de faire le bien ne se reflète pas dans d’autres qui auraient les mêmes idées. Il est isolé avec son idée de faire le bien, non mais quelle idée... Je suppose qu’on peut dire que c’est une dystopie, quoi que je n’aime pas trop les cases. Je vois cela comme une fable sur le bien, sur la disparition du bien parce qu’on n’y croit plus.
Cependant, Hugo n’est pas le seul personnage qui souhaite devenir un héros. Petit, il voulait se consacrer à l’écriture, mais sa famille s’y est opposée. Puis il est entré dans une bande de voyous qui se considéraient des Robin des Bois. Les motivations des «Vendredi 13» sont pareilles. Est-ce que le concept d’héroïsme s’est agrandi ou dévalué de nos jours pour y inclure même certains groupes terroristes ou des criminels virtuels?
J’étais passée il y a quelque temps devant une affiche du dernier film sorti sur Robin des Bois et j’étais contente à l’idée d’en voir encore un. J’adore Robin des Bois et Superman. Je m’étais arrêtée devant l’affiche et je me suis dit qu’on manquait cruellement de héros aujourd’hui. L’anti-héros est devenu un héros qui n’est plus qu’un lieu commun. Je me suis demandée de quoi aurait l’air Robin des Bois aujourd’hui, comment est-ce qu’il se débrouillerait pour devenir un héros ? Comment pourrait-il redistribuer les richesses? Il n’y a qu’une réponse et c’est par Internet. Les bourses d’autrefois sont des comptes en banques virtuels. Depuis longtemps je voulais redonner vie à cette idée du héros, sous une forme contemporaine. Mais il fallait aussi prendre en compte l’anti-héros qui est monté sacrément en grade. Pas question de me retrouver avec un héros à l’ancienne et pas question de me retrouver avec un anti-héros paumé qui ne croit en rien et qui devient héros à son corps défendant. Il fallait ressusciter Don Quichotte, le père de l’anti-héros mais qui avait un désir d’héroïsme, un désir de se battre pour les autres, de faire le bien, sans jamais penser en termes d’intérêt. J’y crois à l’héroïsme mais cela n’est pas possible si l’on dit que ce n’est pas possible. Alors, bien sûr que le terrorisme est ambigu puisque les terroristes risquent leur vie pour le bien de l’humanité (d’après eux). Ce qui est vital pour la société, c’est que l’acte soit encore possible, qu’il est encore possible pour quelqu’un de donner sa vie pour les autres. Parfois cela tombe bien (Robin des Bois), parfois cela tombe mal (le terrorisme pour certains est un mal, pour d’autres non. Les hackers balancent d’un côté comme de l’autre), cela dépend toujours de l’appréciation de chacun mais si personne, plus personne n’est capable de cet acte-là, je crois qu’il n’y a plus de monde possible. Le lien social est fondé sur l’idée de l’importance de l’autre. Sans cela, il n’y a pas de société.
Ma dernière question porte encore sur ce lien entre votre héros quichottesque et le monde actuel.
Cervantès a écrit Don Quichotte dans sa vieillesse, et le triste parcours de son héros peut répondre au spleen vital de l’auteur, qui a combattu courageusement pour des valeurs qui sont tombées en crise à la fin de ses jours. D’une manière semblable votre roman est enraciné dans l’actualité la plus immédiate (on y parle de la globalisation, d’Obama, de Wilikeaks, de Facebook, de Twitter, d’Anonymous, d’Ikea, etc.). Devrait-on le prendre donc pour une annonce de la catharsis des valeurs essentielles dans notre société ? Quel est votre avis sur la situation actuelle et les années à venir? Y-a-t-il encore d’espoir pour des nouveaux Quichottes?
Les valeurs ont muté. C’est bien le problème de Hugo qui est resté ancré aux valeurs de Don Quichotte, valeurs qui étaient plus simplement énoncées et qui étaient définies d’après des lois morales. Il ne retrouve pas autour de lui la définition du bien ou du courage correspondant à celle qu’il avait découvert chez Don Quichotte. Il ne voit pas d’après quels critères choisir ceux qui auraient besoin d’être sauvés. Les critères sont flous. Beaucoup de nos définitions des valeurs dites essentielles sont antidatées et nécessitent une remise à jour. Il y a des redéfinitions à faire, des ajouts à y apporter. Le bien n’est plus le bien tel qu’on le concevait à l’époque de la Bible. Le mal de même a muté. Il n’est pas mal de tromper sa femme ou son mari, par contre ce peut être considéré comme mal d’ignorer quelqu’un qui meurt de faim dans la rue. La justice, par exemple, connaît une crise de définitions. Qui est réellement responsable de ses actions ? Que veut dire le travail aujourd’hui ? On réclame toujours de nouveaux Quichottes et tant que ce désir reste vivant il existe la possibilité d’en voir apparaître d’autres, ils devront juste trouver leur chemin, leur manière de faire, tout comme notre manière de définir le héros doit être remise à jour.
2. Conclusions
Le témoignage que Pia Petersen a offert tout au long de cet entretien comporte des estimables données sur la présence intertextuelle de don Quichotte dans son dernier roman. Le parcours du héros, Hugo, et le reste de personnages, réactualise les valeurs universelles attribuées au protagoniste cervantin. Petersen a assimilé l’exégèse mythique des écrivains romantiques et, en conséquence, l’ingénieux hidalgo représente pour elle l’aspiration éternelle vers l’idéalisme livresque et périmé en conflit avec un monde qui reste clos et intolérant. L’écrivain se sert de cette figure mythique pour analyser, à travers ses personnages, le rôle de la lecture dans la prise de conscience sur la réalité du monde contemporain, ainsi que pour stimuler un débat sur la nature de l’héroïsme dans notre contexte actuel, des circonstances dans lesquelles, en citant pour en finir le propre écrivain, «il fallait ressusciter Don Quichotte».
1 - Pia Petersen (née en 1961 à Copenhague) est un auteur d’origine danoise qui écrit en français. Ce choix se justifie par une véritable fascination pour la culture et la langue de ce pays qu’elle a connu à travers la lecture passionnée de Stendhal et grâce à un exhaustif travail des dictionnaires. Son histoire personnelle s’avère très romanesque et peut être résumée comme une vie nomade dans une lutte constante pour la survie mais avec le seul objectif de cultiver l’écriture littéraire dans une langue, d’après elle, «très ouverte, [pour laquelle] aucune définition me semble définitive, [où] il y a toujours un mot à ajouter ou un truc à modifier, quelque chose à négocier» (Petersen 2013). C’est la langue qui semble la plus appropriée pour «un esprit libre», tel qu’elle-même se définit. Petersen publie son premier livre, Le Jeu de la facilité, en 2000. Elle est aussi l’auteur de Parfois il discutait avec Dieu (2004), Une fenêtre au hasard (2005), Passer le pont (2007), Iouri (qui a obtenu le Prix Marseillais du polar l’année de sa parution, 2009) et Une livre de chair (publié en 2010, Prix de la Bastide 2011).
Dans le moment précis où je m’adresse à Mme Petersen pour cet entretien, elle est en train de corriger la version définitive de son prochain roman qui vient d’apparaître sous le titre Un écrivain, un vrai (2013). En gros, ses œuvres s’interrogent sur la nature de la perception, les limites du réel et de l’altérité, les mécanismes de la création artistique, et offrent un portrait vraisemblable de la condition humaine. La biographie complète de l’écrivain composée par elle-même est disponible sur son site.