L’ère du rien
DÉCAPAGE
Denis Michelis
Novembre 2021
Dans Un écrivain, un vrai (Actes Sud, Babel, 2013) un auteur est sommé de participer à une télé-réalité. Le concept est simple: filmer la création en direct et proposer aux téléspectateurs d’intervenir sur le roman en cours. À l’époque Pia Petersen, l’autrice, la vraie, avait vu juste: non pas que nous allions littéralement finir sous l’oeil des caméras (quoique: la même année, La Raison 3 proposait Masterpiece, télé crochet pour aspirants écrivains qui fort heureusement ne dura que deux saisons), mais que plus globalement, plus symboliquement, nous étions entrés dans l’ère de la mise en scène de soi.
Pire: désormais, nul besoin de villas factices ou de moments de vérités dans le confessionnal. Depuis Loft Story, une forme nouvelle de télé-réalité est entrée dans nos maisons: les réseaux sociaux. 2006 pour Facebook aujourd’hui ringards par la jeune génération qui lui préfère Instagram (propriété de Facebook), lancé en 2012 (ou Snapchat - 2011 - ou Tir toc - 2016). L’avantage des réseaux sociaux est qu’ils donnent l’illusion aux grands intellectuels que nous sommes de ne pas fricoter avec la télé-réalité bas de gamme. D’un côté nous avons Kevin de la villa des coeurs brisés ou Les Ch’tis aux Caraïbes, de l’autre des (vrais) artistes choisissant scrupuleusement leurs posts: contrat d’édition annonçant un futur chef-d’oeuvre, coup de coeur de libraire, souvenir d’une dédicace dans un festival de littérature que le monde entier nous envie.
Il y a ce très beau passage dans le livre de Pia Petersen où l’auteur prend conscience du piège qui s’est refermé sur lui: “Il n’arrive plus à s’affranchir de l’influence des exigences des gens, de leurs commentaires, des votes puis il a toujours cette sensation de vide en lui. J’aime, je partage. Il se dit que c’est triste que tout se réduise à un simple constat et comment penser les choses quand on ne peut pas sortir du constat? Un constat n’est qu’un constat. Ce n’est rien.”
Tout est dit.
Non seulement cette ère du rien est à notre porte mais là où nous auteurs avons perdu sur toute la ligne, c’est que nos clichés de vacances ou de #lolcat (et je sais de quoi je parle!) nous n’en tirons aucun bénéfice.
Si j’exagère? Peut-être un peu. Car il m’est arrivé, bien entendu, grâce à a magie d’Instagram ou de Facebook de recevoir un message laudatif d’un lecteur ou d’un libraire. Le reste du temps, je constate à quel point mes concurrents, pardon, mes consoeurs et confrères “écrivain.e.s” croulent sous les likes tandis que moi je cours après mes abonnés. Je scrute les commentaires, enchaîne les stories, je jalouse, pardon, j’observe, à la fois spectateur et participant de cette télé-réalité où le choix du filtre photo vous est offert. L’ère du rien.
Qui ne nous rapporte ni en célébrité rien argent contrairement à nos amis du petit écran. En attendant nous nous consolerons avec la certitude d’être des écrivains, des vrais, des intellectuels, des grands (parfois les deux) et posterons notre prochaine photo au bord de la plage en attendant des jours meilleurs.
Denis Michelis
Naît en 1980 à Siegen (Allemagne).
Arrive en France à l’âge de six ans. Fait des études: lettres, anglais, journalisme.
Grand lecteur; Devient rédacteur pour des émissions culturelles sur Arte puis France 5. Se spécialise dans les entretiens d’écrivains.
2013: quitte la télévision pour écrire. Publie son premier roman: La chance que tu as, Stock (2014).
Deux autres suivront. Traduit aussi.
Est sur Instagram.
Dernier livre paru: Encore une journée divine, Notabilis, 2021