Jack London/Pia Petersen,
même combat!
LA GRANDE PARADE
Guillaume Chérel
Mai 2019
Pour imaginer pour voir changer le monde, le rendre plus juste, il faut changer de «paradigme». Créer, imaginer autre chose. Faire évoluer notre représentation, notre vision du monde. Donc de modèle de société, de courant de pensée…
C’est le message qu’essaie de faire passer Luna sur son blog. Mais qui est Luna? Pia Petersen, autrice danoise, qui écrit en Français mais vit à Los Angeles, nous laisse très vite deviner, dans Paradigma, qu’il s’agit de Laline, une «hacker» qui décide de réagir après avoir fait une «balade» (quasi touristique), dans le dowtown (centre-ville) de Los Angeles. C’est là que ces miséreux sortent de terre et errent comme des zombies, à la nuit tombée. Jusque-là Laline avait aussi peur des pauvres. Bien qu’intégrée dans la société (elle travaille dans l’informatique), elle est choquée par ce qu’elle découvre, à savoir la violence réservée aux laissés pour compte. Mais comment agir? Internet sera le vecteur pour s’exprimer sur le sujet, sous le pseudo de Luna, laquelle ne se contente pas de dire sa colère. Luna propose d’organiser une marche de protestation.
Ici un aparté s’impose.
L’écrivain Jack London avait participé à la première marche de ce genre, suite à la première crise financière de 1893, qui provoqua une «dépression». Le chômage toucha, à l’époque, environ trois millions de personnes et donna naissance à un mouvement sans précédent. En 1894 des «armées» de chômeurs, sous le commandement de leaders improvisés «généraux», sillonnèrent les États-Unis. Il s’agissait de marches de la faim qui se dirigeaient vers Washington pour demander au gouvernement d’agir. Plusieurs «armées» partirent de l’Ouest, car la crise de 1893 avait d’abord touché les États miniers de cette région. L’«armée» du « général » Kelly, partie de San Francisco rassembla, selon un journaliste de l’époque, environ 2 000 personnes, dont Jack London - il le raconte dans The road, celle du «général» Fry, partie de Los Angeles, environ 1 000. Leurs rangs furent grossis, tout au long de leur parcours, par des chômeurs et des travailleurs migrants. Ces bandes de chômeurs traversèrent les États-Unis, à pied et en chemin de fer - ils «brûlaient le dur» comme Kerouac plus tard -, dans les États frappés par la prétendue «crise» (le système capitaliste): Colorado, Texas, Kansas entre autres –, ceux qu’on appela les industrials reçurent souvent un accueil chaleureux. Mais ils affrontèrent aussi, à plusieurs reprises, des municipalités hostiles (Jack London finira en prison pour «vagabondage»), les forces de l’ordre et les représentants des compagnies de chemins de fer).
Fin de l’aparté.
Il y a 90 millions de pauvres aux Etats-Unis… Pia Petersen nous raconte ce que cela donnerait s’ils se réunissaient pour marcher, le jour de la cérémonie des Oscars, par exemple. Sur Hollywood Boulevard, les rumeurs et les hashtags insurrectionnels se mettent à circuler sur le web, telle une traînée de poudre. Au début, personne n’y croit: une Marche des homeless (sans abris / SDF) s'organiserait en quasi secret. Cela doit être une fausse info (fake news), une rumeur, comme dit Donald Trump (jamais cité dans le roman). Que les exclus de la «société du spectacle», évoquée par Guy Debord, soient non pas dans la rue (c’est leur quotidien), mais enfin sur le devant de la scène, en «direct-livre», et volent la vedette aux stars. Personne n’y croit, ils sont bien trop «bêtes», pire que des animaux, ne savent pas s’organiser… Mais c’est pourtant ce qui arrive: des milliers de crève-la faim, puant la misère, se rassemblent pour protester au grand jour. Les riches de Beverly Hills, pour qui la pauvreté s’apparente à un crime, commencent à trembler. Ces parasites qui s’agitent ne sont que des hommes/objets que l’on utilise comme antenne internet: homeless hotspot… Ils sont aussi le miroir de ce qu’ils pourraient devenir s’ils échouent dans la course et au pouvoir et à l’argent.
La prétendue Cité des Anges va connaître l’enfer de l’apocalypse. Pire que le Big One, le tremblement de terre tant redouté à Los Angeles. On appelle ça la révolution, en France. Des émeutes, aux Etats-Unis… où la police tue essentiellement des noirs, rappelons-le. Paradigma est un roman dense, pour sa thématique (l’injustice), et passionnant par son style narratif. Pia Petersen commence par la fin, expose pourquoi on en est arrivé là, et donne la parole à plusieurs personnages, dont un certain Malcom (X), Art et Yuma (il y a aussi des membres de gang, un flic, un journaliste et un bad boy). L’engagement idéologique de Luna n’est pas bêtement militant. Elle n’use pas de slogans et ne s’appuie pas sur des dogmes politiques usés. Elle argumente, expose, propose («la rente», par exemple, qui n’est autre que le revenu universel). Piar Petersen est plus proche de Thomas Piketty et des Gilets jaunes que de Karl Marx… Le mot «communisme» reste tabou dans son livre. Tout ce que décrit Luna sur son blog, via Pia dans son livre, tombe sous le sens. Notre monde va dans le mur si nous continuons à considérer la planète comme une terre à exploiter juste pour accumuler des richesses destinées à une minorité, pendant que la majorité survit à peine. Comment sortir de cette impasse? Collectivement, Luna a dit son mot.
Individuellement, Pia Petersen suggère qu’il ne reste que l’amour évidemment. Bref, il faut cultiver son jardin, être soi-même épanoui si on veut que la révolution des consciences fonctionne ; en espérant que les autres fassent de même, évidemment.
Pia Petersen a déjà publié dix romans, dont six aux éditions Actes Sud. Elle a reçu en 2014 le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature française de l’Académie française. On peut dire de Paradigma que c’est une «dystopie», ou un roman noir, si on veut… Mais c’est surtout un sacré bon bouquin qui donne à voir et à réfléchir. Cela change de toutes ces daubes commerciales, formatées pour donner du plaisir (fugace, comme la drogue et l’alcool) et seulement destinées au loisir. Paradigma, comme tous les grands livres, peut changer votre manière de voir les choses.
Essayez, ça nettoie le disque dur de nos neurones.