La vengeance des perroquets
Extrait
Quand un artiste est considéré comme un terroriste, les poissons se marrent
Figueroa Street à Highland Park est animée comme toujours. Des voitures stationnent en double file, un SDF est adossé à un mur, les yeux fermés, des Mexicains jouent aux cartes près d’un muret, ou font la queue devant l’un des nombreux food trucks de tapas garés le long du trottoir, un chat assis sur un conteneur poubelle observe le monde, sceptique, et les bobos entrent et sortent des magasins alternatifs mais chics qui s’installent en transformant le quartier. Je marche le plus vite possible vers le métro. Mon vol est dans deux heures et je suis en retard.
Mon nom est Emma et je suis artiste. Je suis également blanche, j’ai des cheveux frisés, des yeux pers et je peins des portraits des stars de la Silicon Valley. Dans certains milieux, mon nom évoque la réussite. Les maîtres de la technologie veulent tous un portrait portant ma signature. Je suis française, plus ou moins, rien n’est encore officiel. Nordique et européenne, je n’ai jamais demandé la nationalité française. Je suis claustrophobe et ne supporte pas l’idée d’être liée à un seul pays. Je me considère comme citoyenne du monde. Pourquoi se limiter à un seul pays, accepter le contrat initial sans négociation. Une nationalité, c’est un mariage forcé en pire. On a rarement le choix de sa nationalité. Moi, je préfère me voir comme une visiteuse. Ou une sorte de touriste permanente. La vie sans limites, à part celles que je m’impose à moi-même.
Je n’ai jamais aimé les racines ni les origines. Elles n’ont aucune importance. On finit tous par mourir, peu importe nos origines. En attendant, faisons au mieux. Et justement...
Quelques fleurs mauves poussent au pied des arbres. La vie est mon terrain de découverte. Rien n’est plus émouvant qu’une fleur, ou un oiseau et j’ai besoin du réel pour penser.
Je pars de nouveau à Palo Alto pour travailler sur le portrait de Henry Palantir, l’un des plus grands dirigeants de la Tech. Le siège social de sa société, Vision Technologies, se trouve à Los Angeles. Il dit que les prix sont trop élevés dans la Silicon Valley et que cet espace confiné du think tank donne lieu à une sorte de consanguinité. Cela dit, le bâtiment qu’il possède à Palo Alto est beaucoup plus grand. Il possède aussi des bureaux à Denver, Londres, Paris. Les médias qualifient l’entreprise de Palantir d’empire et c’est peu dire. Je n’arrive pas à savoir quelle position il occupe précisément ni combien de filiales il possède mais je sais qu’il collabore étroitement avec le FBI, la CIA, le Pentagone et la NSA... Il s’occupe de la sécurité de leurs données numériques ainsi que de leur analyse et il développe des logiciels de surveillance et de sécurité pour différents pays. Il se diversifie dans les secteurs de la finance, de l’assurance, de la santé et des biens de consommation courante. Mon impression est qu’il est en expansion permanente et à l’infini, comme un mouvement de pieuvre en eaux profondes. Il est tellement riche qu’il n’y a plus de mot pour qualifier sa fortune. Milliardaire est dépassé depuis longtemps.
Pour une raison que j’ignore, j’ai du succès. Initialement, je m’étais destinée à la philosophie mais très vite, je me suis heurtée à ses limites. Une forme d’académisme a mis la philosophie au clou. Je pensais que par la philosophie, on pouvait toucher à des questions essentielles. Que la philosophie était une forme de trip permanent, un champignon qui me permettrait de voyager dans l’infini et de côtoyer les idées et les formes et les matières, afin de se réinventer à chaque instant. J’ai déchanté dès le premier semestre d’études. Trop aux prises avec sa propre histoire et ce qui est censé définir un philosophe, la philosophie en tant que matière n’accueille plus de pensées indépendantes. De par les universitaires, elle se pose en juge et boude les questions imprévues qui n’entrent pas dans les catégories de ce qu’elle a défini comme philosophique. Tyrannique, elle élimine d’emblée l’interrogation et se justifie avec l’idée que tant qu’un concept n’est pas né, ce n’est pas de la philosophie. Je me suis orientée vers la peinture et aujourd’hui, les seigneurs de la Tech s’arrachent mes tableaux et ma liste d’attente continue de s’allonger. Et comment en suis-je arrivée là ? Tout a commencé dans un squat, au 59 rue de Rivoli à Paris, autogéré par le collectif Chez Robert Électrons Libres, où un ami m’avait proposé de partager son atelier. Je travaillais assidûment sur les portraits d’artistes rencontrés dans ce gigantesque bâtiment. Les visiteurs affluaient et de nombreux collectionneurs et galeristes étrangers faisaient le déplacement à la recherche de nouveaux talents. Un galeriste de Californie s’est intéressé à mon travail et m’a proposé un projet en résidence débouchant sur une exposition dans l’une de ses galeries à San Francisco et de là, tout est parti. Je gagne bien ma vie mais je ne suis pas riche, loin de là. Les revenus générés par l’art sont toujours aléatoires et je ne vis que de ça. Mais pour le moment, je n’ai pas à m’en plaindre, je suis dans une situation plutôt confortable.
Pourtant je suis l’ennemie de mes modèles, leur ennemie numéro 1. J’examine les faiblesses et l’humanité de ceux qui sont derrière la collecte et l’exploitation des données numériques, je traduis leurs pensées, leurs envies, leurs désirs. Je les expose. Ma chance, c’est qu’ils sont fascinés par eux-mêmes. Leur vanité les pousse à investir dans mes portraits, même s’ils m’en veulent parce que je les mets à nu. Ils me haïssent, non pas parce que je dispose de pouvoir et de puissance mais parce que je les ai vus. Ils me détestent parce qu’ils ne peuvent pas exercer un contrôle sur moi. Je comprends ce qui se passe dans leur tête et ça les dérange. Je ne suis personne et pourtant je suis l’élément libre qui les déstabilise.
Dans la Silicon Valley, on ne tue pas l’ennemi, on l’achète et on l’absorbe et on l’efface.
Mon nom est Emma. Ils m’ont achetée mais pas encore effacée.
Le quai du métro de Highland Park est désert, à part un adolescent qui joue sur son smartphone. Je me demande si le gamin est conscient qu’il donne les clefs de sa vie privée à des multinationales. La Silicon Valley est l’un des endroits les plus riches de la planète et peut-être le plus dangereux. Les nouveaux seigneurs du monde ne possèdent pas seulement l’économie mais ils nous insufflent aussi la perception de la société selon laquelle nous vivons tous, et ils en font ce qu’ils veulent. D’après ce que je vois et crois comprendre, la Silicon Valley est dirigée par une bande de gamins immatures devenus des adultes immatures. Leur bible? Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Et les travaux d’Ayn Rand, une philosophe et romancière américaine d’origine russe qui défend une philosophie objectiviste.
Elle est la mère du libertarianisme et la référence absolue des dirigeants de la Silicon Valley. Elle a su s’imposer par le biais de nombreux essais philosophiques dont La Vertu d’égoïsme et deux romans, La Grève et La Source vive et elle est fascinante et effrayante. Rand prône l’idée de ne jamais se sacrifier pour les autres pour vivre dans un excès d’égoïsme et d’individualisme. L’égoïsme rationnel, un égoïsme considéré comme fondamental dans une société disruptive, est appliqué mot pour mot par des entrepreneurs qui se considèrent esclaves d’un système d’État totalitaire et otages d’un altruisme d’État qui les empêche de travailler et de se développer. Le train arrive. La rame est presque pleine. La ligne étant extérieure, on peut profiter du panorama jusqu’à la gare de Union Station. Il y a constamment de nouveaux graffitis et j’en profite pour prendre des photos. L’art urbain me passionne.
L’art est une drôle d’affaire. J’ai abandonné la philosophie académique pour vivre les idées autrement et me suis évertuée à exercer l’art. L’univers des idées est pour moi l’univers même des questions essentielles et j’adore chercher des réponses possibles. Ça m’éclate, je m’amuse, ça me stimule. Je fais de l’art, je suis dans la pratique et n’interroge pas forcément sa raison d’être ou non, spécifiquement. On l’a pensé jusqu’à son épuisement et son quasi-anéantissement mais il reste toujours la possibilité de l’exercer et c’est ainsi qu’il renaît de ses cendres, je suppose. En même temps, l’art peut paraître insignifiant. Il ne représente plus grand-chose, une lubie, tout au plus, qui concerne principalement les intellectuels et les gens qui aspirent à la culture, et les ultra-riches pour une raison que j’ignore.
Pourtant, à travers l’art, l’on découvre surtout ce qu’on ne veut ou ne sait pas voir. Ça me fascine, la lucidité par l’art, ou l’art de la clairvoyance. Il nous laisse libres de notre déduction mais on n’est jamais vraiment sûrs de ce dont il s’agit. Si l’art dévoile, il ne nomme pas. L’ambiguïté est encore du domaine de l’incontrôlable. Mais c’est aussi et surtout ce qui connecte encore l’humain à l’humain, à son essence, à son universalité, si toutefois on peut parler d’universalité. L’art transcende le temps. Faisant fi de l’accélération et de l’implacabilité du temps, il le met au défi et gagne en prestige et en puissance, grâce à sa durée hors temps. Se faire tirer le portrait, c’est aussi s’inscrire, aux yeux du monde, dans la durée de l’Histoire, dans l’éternité. Mon travail?
Immortaliser les gens.
Je vis de l’art mais je n’ai pas de journée de travail proprement dite. C’est que je ne sors jamais de mon domaine. Tout ce que je fais est apparenté à cette bulle. C’est le sol sur lequel je marche, ma loi de la pesanteur et l’art se découvre et se vit chaque seconde de la journée. Les couleurs, les formes, les matières, les reflets du monde. Je suis en alerte maximum sans jamais baisser la garde.
Un homme pressé, tirant sa valise sans regarder, roule son bagage sur les pieds d’une femme. Elle pousse un cri. L’homme s’arrête et s’excuse. Un homme plus loin dans la rame dit à sa voisine qu’il a beaucoup souffert quand il était jeune, parce qu’on ne le remarquait pas. Elle répond qu’elle le comprend.
Je vis entre Paris et Los Angeles et me déplace sur des durées plus ou moins longues quand je commence un portrait. Étudier l’univers de mon sujet est nécessaire. Quand je suis sur un projet, je m’immerge pour saisir l’esprit des lieux, pour comprendre comment il influe sur les gens qui y habitent, sur mon sujet. Je vis à l’endroit où je travaille le portrait. Je crée une sorte de routine, ce qui est pour moi la meilleure approche pour m’en tenir au plan préétabli. C’est ma discipline personnelle. Je ne me permets pas de m’écarter de mon habitude, de peur de perdre ma concentration. Chaque seconde est calculée et mise à profit pour garder mes priorités à un taux maximum d’alerte. J’organise ma journée comme je le veux, comme je le peux, sauf pour les séances de pose, bien sûr. Quand j’ai rendez-vous avec Bill Gates ou Larry Page, je dois m’organiser en fonction d’eux et de leur emploi du temps mais dans l’ensemble, mon planning est plutôt souple et je m’adapte à la journée qui se présente. Depuis que j’ai commencé le portrait de Palantir, je passe pas mal de temps à Palo Alto. Quand le portrait prend davantage de temps, je le travaille depuis Los Angeles.
Est-ce que j’aime ce que je fais ? J’ai aimé, profondément mais aujourd’hui, je n’en sais rien. Je suis contente de résider le temps d’un tableau dans la Silicon Valley, pays des mathématiques. J’apprends beaucoup. J’ai pu, de l’intérieur, me faire une idée de cette vallée aux idées, l’endroit au monde où les rêves les plus fous se réalisent, certains en dépit du bon sens. Un paradis où la réussite n’est pas synonyme du mal. La langue parlée est l’algorithme et pour travailler, je tente de saisir les couleurs des mathématiques. Mais j’en ai vu bien plus que je n’en avais envie. J’ai vu les déchets du monde qui déborde de l’âme assise face à moi. J’ai vu la fin des libertés. J’ai vu la folie intouchable, le pouvoir intou- chable, un fou intouchable. J’ai vu les conséquences d’un rêve. Le monde de demain.
J’ai vu beaucoup de choses et j’ai très peur.
Palantir attend que je l’immortalise. Il rêve d’acquérir la vie éternelle, quels qu’en soient la manière et le prix. Des rumeurs courent sur lui, dont l’une est qu’il se ferait transfuser du sang de jeunes pour rajeunir. Je ne sais pas si c’est vrai. En même temps, quand on se penche sur ce que peut la médecine, doublée par la technologie, rien ne paraît impossible. Le mythe du vampire doit bien reposer sur quelque chose.
Pour Palantir, je suis une possibilité d’immortalité comme une autre, seulement l’art, en tant que producteur d’éternel, me rend davantage prestigieuse... Enfin, c’est ce que je me dis...