Pourquoi ils écrivent en français.
LE MONDE DES LIVRES
Florence Noiville
Mars 2009
Nombre d'auteurs étrangers ont fait ce choix.
À chacun ses raisons.
Journée internationale de la francophonie (le 20 mars) et Semaine de la langue française (du 16 au 23 mars) réussiront-elles à modifier l'image que les français se font de leur langue? Un peu partout, des articles fatalistes donnent le ton: "Français, le recul constant" (Sky-netblog, 28 avril 2007), "La mort de la culture française" (Time, 21 novembre 2007), "L'Occident et sa culture ne fascinent plus" (Télérama, 1er octobre 2008)...
Pourtant, si le français semble perdre de son influence dans le monde, force est de constater qu'auprès des écrivains son capital de séduction reste entier. Le phénomène n'est d'ailleurs pas nouveau, Beckett, Cioran, Ionesco, Arrabal, Panaït Istrati... et, plus près de nous, Milan Kundera ou François Cheng: tous ont abandonné leur langue maternelle pour celle de Molière.
Aujourd'hui, cet engouement perdure et paraît même s'amplifier. Un seul exemple? Les prix littéraires 2008. Le Goncourt à Atiq Rahimi, le Renaudot à Tierno Monembo, le prix Théophile Gautier de l'Académie française à Seymus Dagtkin... illustrent bien le fait que penser et inventer en français continue d'attirer des écrivains originaires du monde entier - en l'espèce d'Afghanistan, de Guinée ou même de la partie turque du Kurdistan...
A quoi il faudrait ajouter l'Amérique (Jonathan Littell ou David I. Grossvogel), l'Argentine (Hector Biancotti ou Silvia Baron Supervielle), Cuba (Eduardo Manet), la Grèce (Vassilis Alexakis), la Slovénie (Brina Svit), la Russie (Andreï Makine), l'Allemagne (Anne Weber), le Japon (Aki Shimazaki), la Suède (Bjorn Larsson), le Danemark (Pia Petersen), l'Italie (Carlo Iansiti), la Roumanie (Andrei Vieru), la Chine (Ying Chen)... et l'on est loin d'épuiser tous les exemples.
Pourquoi renonce-t-on un jour à sa langue maternelle pour bâtir une œuvre en français? Par amour? Par nécessité? Parce que les circonstances vous y poussent? Ou la richesse de l'idiome? Ou les grands auteurs de la "langue d'accueil"?
"Au départ, je ne me posais pas la question, explique Atiq Rahimi. Syngué Sabour est sorti directement en français. Jusque-là, j'avais écrit mes livres en persan, mais là, je touchais un sujet tabou dans ma langue maternelle. Or, je ne voulais pas présenter la femme afghane comme un objet caché, sans corps ni identité. Je souhaitais qu'elle apparaisse comme toutes les autres femmes, emplie de désirs, de plaisirs, de blessures. Le français m"a donné cette liberté."
Échapper aux rigidités de sa langue d'origine, c'est aussi ce que recherche la romancière vietnamienne Anna Moï. "En vietnamien, il n'y a pas un mot pour dire 'vous' ou 'tu'. Si j'écris sur une femme, je suis obligée de dire 'petite sœur'. Si j'ai envie d'inventer une histoire où cette femme aime un homme plus jeune qu'elle, c'est impossible, la langue ne le prévoit pas. Certes, le conformisme est inscrit dans la langue même (à travers les pronoms personnels, par exemple). Mais ce qui me paralyse, ce serait plutôt mon propre rapport à cette langue, dans laquelle j'ai été élevée, et 'bien élevée'. Je fuis ma bonne éducation en migrant vers d'autres langues. Plus je m'en éloigne, plus je peux être iconoclaste et dire l'indicible."
L'Italien Carlo Iansiti ne dit pas autre chose: "Ecrire en français, c'est pour moi être ailleurs, c'est se détacher d'une famille, d'un pays, d'une vie qu'on n'a pas choisis; aujourd'hui cette langue ne m'est plus étrangère, elle me donne le sentiment de pouvoir inventer mon existence."
Et puis il y a, semble-t-il, la plasticité particulière du français, qui permet de plier les mots dans un sens ou dans un autre. Contrairement au danois - une quasi novlangue, qui s'appauvrit et ne s'interroge pas -, le français ne fige jamais le sens d'un terme, explique la romancière Pia Petersen. En cela, il reflète bien la mentalité d'un peuple toujours enclin à contester, interroger, réagir... Une langue indocile, c'est toujours attirant pour un écrivain...
Goût du défi
Beaucoup d'auteurs soulignent aussi son "universalité". "Montesquieu ou Voltaire font souvent parler l'étranger, note Fouad Laroui, qui, né au Maroc et installé aux Pays-Bas, écrit ses romans en français et ses poèmes en néerlandais. J'ai tout de suite perçu cela comme une invitation. Quand j'ai vu que les Persans ou les Hurons parlaient français, je me suis dit: "pourquoi pas moi?". C'est ce cercle vertueux qui est intéressant: plus les étrangers écrivent dans cette langue, plus elle devient universelle."
N'empêche qu'au temps de l'anglais roi, ce choix reste paradoxal. Surtout quand, comme Jonathan Littell, on peu opter pour l'un ou l'autre. Dans ce cas, c'est souvent la proximité avec les grands auteurs qui fait la différence. Si Littell a voulu être publié chez Gallimard, c'est parce que, dit-il, "toute (s)a culture littéraire est issue de ce fonds".
De même pour l'universitaire américain David I. Grossvogel, qui a choisi d'écrire son premier roman en français parce qu'il portait sur Proust et que marcher en français sur les traces du grand Marcel représente pour ce fin lettré le nec plus ultra.
C'est aussi pour l'"aimer dans sa langue" que Carlo Iansiti, biographe de Violette Leduc, a choisi d'apprendre le français - "par souci d'osmose avec mon sujet, par goût du défi. Du pari aussi".
Et quel pari! On mesure mal les embûches qui attendent ces transfuges de la langue. Que de doutes, de "plantages", que de travail aussi! Arrivée à Paris à l'âge de 20 ans, Pia Petersen n'avait jamais eu les moyens de s'inscrire dans une alliance française. J'ai pris Le Rouge et le Noir et, chaque jour, je soulignais dix mots que j'apprenais par cœur, sans savoir s'il s'agissait d'un verbe ou d'un nom. Petit à petit, j'ai pu associer le sens et le son. Je me suis inscrite en philo à la Sorbonne. L'examen était anonyme. Je l'ai réussi, je me demande encore comment...
François Cheng, lui aussi, a souvent raconté ses années passées à étudier méthodiquement la langue à travers la littérature, siècle par siècle, auteur après auteur...
Des difficultés qui se transforment parfois en avantages. Andreï Vieru, qui aurait pu écrire en russe, sa langue maternelle, ou en roumain, celle de ses études, mais a finalement tranché pour le français, note que cette langue lui permet "d'imposer une certaine distance" entre l'auteur et ses écrits: "Ne pas se laisser contaminer par eux constitue un idéal littéraire quelque peu oublié depuis deux ou trois siècles... Sans compter que les barrières que vous devez franchir quand vous écrivez dans une langue d'emprunt vous prémunissent contre la graphomanie, qui fait partie, pour moi, des maladies honteuses!"
Le rôle des lycées français
Dans certains cas, comme pour la Hongroise Eva Almassy, tout s'est fait sans effort. "A 15 ans, je suis venue pour danser des danses hongroises et à 22, je suis revenue comme réfugiée, sans le riche déguisement de mes robes folkloriques. Sans non plus de notions bien poussées de la langue." Son apprentissage s'est fait "à son insu", "sur le tas (un tas de livres de la bibliothèque municipale)", avec Proust, notamment, comme professeur. Mais aujourd'hui, dit-elle, "la littérature française du moment ne m'attire pas beaucoup". Eva Almassy manque "d'appel extérieur, d'émulation": "Vous n'imaginez pas comme cela me fait mal de ne pas pouvoir être plus fière que ça de la France!".
Autant d'écrivains, autant de parcours. Mais ce que tous mettent en évidence, c'est un formidable appétit pour la langue française.
La France y répond-elle comme elle devrait? Pas sûr. A l'instar d'Atiq Rahimi, passé par le lycée franco-afghan de Kaboul, ou d'Anna Moï à Saïgon, nombre d'écrivains soulignent le rôle fondamental des établissements scolaires français à l'étranger, beaucoup déplorant qu'ils soient souvent, ainsi que les instituts et alliances, en perte de vitesse dans leur pays. Quand on y pense, note Pia Petersen, aucun écrivain ne choisit de changer de langue pour écrire en danois. Ou en russe, ou en grec. Si j'étais la France, je m'interrogerais...