Les muses dévorantes

LE MONDE DES LIVRES
Stéphanie Dupays
Janvier 2013

C'est connu, l'artiste donne le meilleur de lui-même inspiré par une femme ou un mentor.
Parfois, cette autorité se fait exigeante, impérieuse.

Ecrivain à succès, Gary Montaigu accepte, sur les conseils de son épouse, Ruth, de participer à l'émission de télé-réalité Un écrivain, un vrai, afin d'écrire un roman participatif auquel chaque télé-lecteur peut contribuer.
Pia Petersen, auteur de huit romans, dénonce l'aliénation de l'individu dans un monde où la transparence et l'immédiateté menacent chaque jour l'écriture d'obsolescence.


Sans moi il n'y aurait pas d'oeuvre. Je suis sa muse et sa main. Je suis tout pour lui, et vous pouvez l'écrire ça, que je suis tout pour lui, son chef-d'oeuvre, clame Ruth, la femme de l'écrivain Gary Montaigu dans Un écrivain, un vrai de Pia Petersen.

Le couple créateur-muse a souvent produit une alchimie heureuse, enfantant quelques chefs-d'oeuvre: Victor Hugo et Juliette Drouet, Lizt et Marie d'Agoult, Dali et Gala, sans compter Kafka et ses fiancées, les exemples ne manquent pas. Mais il y a aussi Althusser étranglant sa femme Hélène, figure qui hante le roman de Petersen, et toute cette zone grise où l'inspiration voisine la manipulation, où l'influence se fait tyrannie. Le ton implacable de Ruth, muse autoproclamée, le rappelle: obéir à son inspiratrice, ce n'est pas toujours se soumettre au miracle de l'amour sublimant l'art; c'est quelquefois se déposséder, se perdre dans la volonté d'une autre.

D'autant que l'amour n'est pas seul en jeu, et que la muse peut aussi prendre l'apparence des mentors, des mécènes, des pygmalions, de tous ceux qui animent, soutiennent ou financent le mouvement créatif en échange d'une gloire par procuration. Les muses se multiplient autour de l'artiste, et les dangers avec.

Telle est en tout cas l'impression que donnent trois romans de la rentrée hivernale qui plongent dans l'intimité de créateurs fictifs ou réels, qu'il s'agisse de Richard Wagner, que Vincent Borel montre écartelé entre sa femme Cosima et Louis II de Bavière, le roi qui en avait fait sa chose, dans Richard W; du peintre Giotto de Winterhur, imaginé par la mexicaine Ana Clavel, cristallisant autour de lui les dévouements antagonistes d'un pasteur épris de pureté et de deux femmes adorées dans Le Dessinateur d'ombres; ou encore de l'écrivain contemporain de Pia Petersen, créant face aux millions de muses que la télévision lui offre. Ce ne sont qu'histoires d'emprises et de tentatives, souvent désespérées, de s'en libérer.

...

Deux siècles plus tard, le cercle de l'artiste s'est élargi, les agents et manageurs prennent de plus en plus de place, la muse se fait coach et gestionnaire de carrière. Et surtout télévision et Internet ouvrent l'horizon de l'artiste au monde entier. Ce qui donne à la muse contemporaine de nouvelles idées, nettement plus pragmatiques, à en croire Pia Petersen.

Ainsi l'objectif de Ruth est-il moins de faire advenir une oeuvre que de transformer son mari écrivain en star et de partager sa notoriété.Elle veut le garder, c'est tout ce qui compte, qu'il reste avec elle et qu'il poursuive sa carrière. Elle a peur d'être seule; sans lui elle n'existerait plus, il n'y aurait rien dans sa vie, rien que la monotonie grise et l'anonymat. Alors elle resserre sans cesse son emprise, elle bétonne autour de lui pour qu'il ne puisse jamais s'en aller. Elle corrige inlassablement ses textes, les simplifiant pour les les conformer au goût du public et, voyant plus grand, réussit à convaincre Gary de participer à une émission de télé-réalité montrant l'auteur au travail.

Le procédé a beau être un peu gros, le lecteur se prend au jeu de cette fable diablement bien menée et peut-être moins chimérique qu'il n'y paraît. Epié sans relâche par les caméras, soumis aux verdicts des télé-lecteurs qui, en cliquant sur "j'aime" ou "je partage", construisent eux-mêmes l'intrigue du roman, l'écrivain perd les pédales devant cette infinie efflorescence de muses aux désirs aussi impératifs qu'aliénants: Ce n'était pas son roman, c'était le roman des autres. Le roman ne lui parlait plus. L'écriture elle-même est en train de perdre sa voix dans le tintamarre du monde. Il songe qu'il aimerait vraiment écrire seul, sans participation, sans pression mais peut-être que c'est un concept dépassé, écrire.

Il achève l'expérience en artiste annihilé par les désirs anonymes de muses virtuelles, parce qu'artiste sans génie peut-être, sans cette force invincible qui permit à Wagner de poursuivre, malgré ses divers tyrans, la création d'une oeuvre unique, ou sans la grâce du Giotto d'Ana Clavel ne déviant pas de son chemin vers la beauté.

Il y a trop de muses autour de Gary, qui n'a plus suffisamment de ressources pour résister. Glaçante perspective d'un monde où l'artiste s'effondrerait sous les assauts, devenant la somme des attentes de ces muses d'un nouveau type dont Pia Petersen dessine la figure avec assez de précision pour faire regretter le zèle puritain de Lavater, la folle passion de Louis II.

Extraits

Il y a trop d'hommes et ils ne comptent plus du tout, l'esprit critique n'est plus possible, remplacé par "j'aime, je partage", et lui il se demande si ça sert encore à quelque chose d'écrire. A une époque il pensait que la littérature contribuerait à la construction de la société, qu'elle apporterait une vision des choses. Elle était cet intervalle où il était encore possible de penser en continu avec un fil conducteur. L'image, le mot par l'image, la transparence, la confession, accepter l'idée que l'image l'ait emporté, l'envie de baisser définitivement les bras, ne plus désirer changer le monde. Et maintenant?