Un beau roman sur la solitude et le besoin désespéré d’appartenir à quelque chose
LES INROCKUPTIBLES
Raphaëlle Leyris
Novembre 2007
Autour de la manipulation qu’un être peut exercer sur un autre pour le mener à sa destruction, Pia Petersen évite habilement tous les poncifs.
Le piège est là, tout près: tomber dans le roman genre Envoyé spécial, le livre sociétal à thèse super forte – les sectes, c’est mal. Pia Petersen s’en sort étonnamment bien. Elle fait même mieux que ça.
Si Passer le pont, le quatrième roman de cette Danoise qui vit entre Paris et Marseille et écrit en français, décrit un embrigadement dans un groupe sectaire, les étranges rapports entre ses membres, leur fascination pour le gourou local et les extrémités auxquelles celui-ci les pousse, son intérêt repose sur son aspect pas du tout spectaculaire, sur le ton absolument dépouillé de sa narratrice, Kara. Elle s’est fait virer de son boulot à la demande de ses collègues pour incompatibilité d’humeur. Elle ne sait pas trop qui elle est, à quoi elle sert, ce qu’elle va devenir. Par l’intermédiaire d’un copain d’enfance, elle rencontre Nathan, qui lui demande de tout lâcher pour venir vivre avec lui, dans sa communauté, où il lui propose de la détruire totalement, pour qu’elle puisse se reconstruire.
Ça ne fait pas secte, comme ça: la communauté se limite à trois femmes, dévouées à Nathan, qui voient d’un mauvais œil l’arrivée d’une nouvelle. Parfois, des étudiants viennent passer la soirée dans cette maison coupée du monde, profiter des enseignements du maître, qui consistent en pas grand-chose: des humiliations répétées, publiques et privées, qui ont pour but cette destruction sur laquelle rebâtir.
Pia Petersen ne dénonce pas, son propos n’est pas là. Ce qu’elle raconte, dans le fond, c’est la manière dont une personne se fait déposséder de son identité. Comment des faiblesses très répandues – des doutes sur soi, des peurs ancrées dans l’enfance – peuvent faire basculer. Comment, aussi, pour avoir droit à un peu d’attention, quelqu’un peut être prêt à tout abdiquer. Kara accepte tout, les humiliations, l’obligation de mendier pour payer son gourou, mais pas de coucher avec lui.
C’est sa seule manière de se rebeller, de conserver un peu de sa dignité et de son libre-arbitre. Cela la sauvera.
On trouve dans Passer le pont des passages marquants sur la fascination que peut exercer un individu manipulateur ou sur la force destructive d’un groupe. Mais ce livre est avant tout un beau roman sur la solitude et le besoin désespéré d’appartenir à quelque chose.