Reprendre le dessus sur le réel
défi de la littérature en temps de crise
NICOLAS IDIER
Septembre 2022
Le 18 mars 2012, l’écrivain et éditeur Charles Dantzig publiait dans Le Monde un texte intitulé Du populisme en littérature, déclenchant une des dernières polémiques en date qui soient purement littéraire, et furieusement politique. Dix ans plus tard, alors que rien dans l’actualité, y compris dans ses conjugaisons futures, ne semblent nous épargner, et à quelques semaines du torrent assourdissant de la rentrée littéraire, le roman d’une écrivaine danoise d’expression française, établie entre Paris et Los Angeles, montre qu’il est encore possible de contrer la menace justement pointée par Dantzig.
J’ai rencontré Pia Petersen à Shanghai, peu de temps avant l’Exposition universelle de 2010. J’étais alors en pleine construction du Shanghai, pour la collection Bouquins, attentif à tous ceux dont le regard apporterait à ce projet une compréhension globale de l’histoire culturelle de cette capitale qui m’apparaissait non plus seulement comme le «Paris de l’Orient» que Shanghai avait été dans les années trente, mais la capitale-monde du XXIe siècle. Un pivot. Il était difficile d’imaginer que cette ville se transformerait une dizaine d’années plus tard en prison pour ses propres habitants, elle qui était un symbole de liberté et de prospérité insouciante, sous le double signe de l’art et de l’argent. Pia en était un des personnages habituels. Habituels, parce que singuliers. Une romancière au passeport couvert de visas, voyageant en toute liberté à travers le monde, son ordinateur toujours à portée de main, amatrice de vin rouge et de nuits blanches.
L’héroïne du nouveau roman de Pia Petersen est une artiste. Elle s’appelle Emma. Emma peint des portraits dans lesquels elle capture l’âme de son sujet. Elle se glisse sous la peau de ses modèles, à tel point que le portrait prend vie. En lisant La vengeance des perroquets, je pensais au Portrait de Monsieur Bertin, le chef-d’œuvre d’Ingres qui ne vous lâche pas des yeux sitôt qu’il vous aperçoit. Je pensais aussi au Portrait de Dorian Gray, jusqu’à cette scène finale où Dorian poignarde sa propre image. Ce n’est pas la première fois que Pia Petersen fait de l’art le personnage principal de ses romans – Iouri en est la preuve. Je réalise en évoquant Iouri que Pia avait publié ce roman très peu de temps avant notre première rencontre à Shanghai. Déjà y flottait l’ambiance d’une société sécuritaire, dans laquelle l’art seul était capable d’ouvrir une brèche, au prix du sang.
Dix ans après Iouri, Emma n’a pas envie de tuer, mais d’être libre. Libre d’aimer, d’abord. Libre de ses mouvements. Libre aussi, et c’est sans doute le fait majeur de La vengeance des perroquets, de penser. Or, cette liberté est attaquée de toute part. Attaquée par un monde d’algorithmes qui enferment chacun dans une bulle numérique. Attaquée par une crise sanitaire mondiale dont les répercussions sociétales et psychologiques sont encore à mesurer. Attaquée par un nouvel ordre mondial par lequel la liberté de circulation, pourtant garantie par l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme depuis 1948, est soumise à un nombre exponentiel de restrictions. Alors, la question que pose le roman de Pia est la suivante: comment reconquérir notre liberté?
Dans ce roman hypnotique, écrit dans cette langue française qui lui est propre (et lui a valu le Prix du rayonnement de la langue française par l’Académie française), entre flux de conscience et œil-caméra, Pia Petersen propose deux pistes: la première, c’est aimer. Son personnage principal n’est pas seulement une artiste militante et cosmopolite, elle est une amoureuse. Elle est même L’Amoureuse. Amoureuse d’un homme mystérieux, à la fois proche et lointain. La seconde piste, c’est l’art et la littérature. Face au risque qui croit au rythme d’une intrigue aux confins du thriller métaphysique (C’est un joli mot, confins, page 199), Emma ne reste pas seule. Elle assemble autour d’elle et au service de sa quête une armée invisible d’artistes, comme elle, aux quatre coins du monde. Cette armée s’empare des murs du monde, pour adresser un message de soutien, mais aussi réveiller les consciences endormies. Où es-tu, Achille?
Achille, c’est l’amour enfermé loin de nos cœurs. C’est l’amour impossible. Achille, c’est la liberté fragile des humains. Achille, c’est la littérature. Pas étonnant qu’Achille ait des ennemis. Parmi ces ennemis, le terrible Palantir, un vrai méchant digne d’un DC Comics, roi de la Silicone Valley, croisement d’Elon Musk et de Dr. No avec ses mains métalliques annonciatrices du transhumanisme d’aujourd’hui. Je ne sais pas si Pia Petersen est au courant, mais Dr. No, de son nom complet Julius No, héros du James Bond de Ian Flemming en 1958, adapté au cinéma en 1962, est né à Pékin et a grandi à Shanghai. Shanghai ne nous quitte pas… C’est pourtant à Wuhan et à Pékin que Pia choisit de mettre en scène des œuvres gigantesques, en même temps qu’à Washington, Pointe-Noire, Los Angeles, Moscou et… Paris.
L’Internationale de l’art revit, et non plus seulement sous la marque du Marché, mais celle de la liberté. De quoi redonner des couleurs à l’espoir et une responsabilité politique aux créateurs du monde entier.
En cet été 2022 – vingt ans après l’entrée de la Chine dans l’organisation mondiale du commerce et les promesses d’une mondialisation heureuse –, la réalité met les artistes au défi. Il est de ramener le fleuve de la réalité dans le berceau du réel, de nous aider à naviguer sur ses flots impétueux. De reprendre le contrôle du gouvernail, comme aurait dit le regretté Bernard Stiegler lequel, comme Pia Petersen, ne quittait jamais des yeux les futurs rendus possibles par la technè. Le réalisme est populiste – l’affirmation de Charles Dantzig n’a cessé en dix ans de se confirmer. Il est urgent aujourd’hui de reprendre le dessus sur le réel et, comme ce tendre personnage d’artiste dans La vengeance des perroquets, de relever le défi de la liberté que les arts sont toujours les premiers – et parfois les seuls – à relever.
Nicolas IDIER est écrivain et spécialiste des cultures asiatiques. Il a récemment publié Dans la tanière du tigre, aux éditions Stock, portrait littéraire de la romancière indienne Arundhati Roy.