Parfois il discutait avec Dieu

EXTRAIT

Il avait encore menti et c’était stupide, voilà ce qu’il pensait, il était stupide. Parfois il mentait, sans raison, c’était fatigant et inutile, ce n’était pas la peine, quand on le regardait on voyait bien ce qu’il était. Il avait dit qu’il faisait des recherches sur les Amérindiens. Mais il avait des trous dans ses chaussures, des boutons manquaient à sa veste et en plus la bibliothécaire savait qui il était, mais elle faisait comme si c’était vrai et elle le dirigeait vers le rayon où il y avait des livres sur les Indiens. Il s’en foutait des Amérindiens. Il l’avait dit comme ça. Pour se sentir important.

Souvent il allait à la bibliothèque pour regarder les livres et quand il passait dans les rayons, il les touchait du bout des doigts. Il aurait bien voulu les caresser un peu, mais ses mains étaient souvent sales, alors il les frôlait du bout des doigts pour ne pas laisser d’empreintes.

Il aimait ça, aller à la bibliothèque, apprendre des mots et aussi être au chaud, comme aujourd’hui, il y avait passé presque toute la journée. Il ne cherchait rien en particulier, le silence, s’asseoir sur une chaise et poser les coudes sur une table. Se souvenir des livres qu’il avait lus et de ceux qu’il voulait lire, se souvenir de l’époque où il avait un domicile et des choses un peu partout, des choses inutiles qu’il entassait, mais sans savoir pourquoi et pendant un temps il aurait tué pour les garder. Les livres surtout. Ça le rassurait de voir l’intelligence humaine bien alignée sur les étagères de sa bibliothèque. Chez lui.

Car il avait eu un chez lui. C’était il y a longtemps. Une éternité, on pouvait dire ça, dans une autre vie, une époque où il était un peu poète, en tout cas lettré, dans son temps libre, bien sûr. Il avait exercé la profession de commercial et il vendait des téléphones portables, mais ça lui prenait beaucoup de temps et il avait arrêté ce travail. Il avait aussi fait des études, mais il n’avait pu aller jusqu’au bout, il y avait eu comme un court-circuit dans sa tête et il n’était pas devenu un intellectuel. Aujourd’hui, à la bibliothèque, il cherchait des mots, c’était ce à quoi il passait son temps. Il y avait un mot qu’il voulait trouver, mais il ne savait pas lequel, tout ce qu’il savait, c’est qu’il le reconnaîtrait, il le connaissait depuis toujours et il allait le trouver, ’il en était sûr.

Il pensait qu’il n’y avait pas grand-chose de plus à dire sur lui, quelqu’un qui devait dresser un profil de sa personnalité aurait là tous les éléments et ce n’était pas grand-chose.

Il avait un rêve depuis qu’il vivait dans la rue, aller là-haut, dans le Nord. Sur une carte c’était tout en haut, au bout de l’Europe et c’était là qu'il voulait aller. Vers le nord où les gens vivaient dans des sociétés ultra organisées, c’est ce qu’on lui avait dit, tu verras, tout est parfait et il était curieux de voir ça, l’avenir de l’homme et ce qu’il allait devenir. Il se demandait si les gens y étaient heureux, c’était difficile de savoir, mais en tout cas, il était content d’avoir ce rêve.

C’était sa faute, à elle, il se le disait souvent, c’était sa faute s’il avait tout plaqué pour devenir clochard. Tous les jours il se donnait de nouvelles raisons pour expliquer pourquoi il était dans la rue et c’était malhonnête puisque ce n’était la faute de personne. C’était probablement comme ça qu’il était. Un errant.

Elle, c’était une femme qu’il avait rencontrée quand il avait encore son appartement. Il se souvenait de lui avoir demandé de partir quand il avait su qu’elle avait quelqu’un d’autre. Le laisser tranquille, voilà ce qu’il voulait et elle était partie et lui, il avait tout plaqué pour devenir clochard. Elle n’y était pour rien, les deux événements s'étaient simplement déroulés à la même époque, un hasard qui apparaissait comme un destin.

Et maintenant il avait les mains sales, il puait et parfois il se disait qu’il pourrait essayer d’être heureux. Quoi ? Tout le monde a droit à un essai. Pourquoi pas lui ?

Monsieur. On va fermer. La bibliothécaire le regardait avec gêne. Elle devait avoir peur qu’il éclate en sanglots. Il prit un air bête. Il faut partir répéta-t-elle. Il fait froid dehors, répondit-il et c’était malhonnête. Il était habitué à souffrir du froid. Mais ça l’amusait de la voir en proie à la pitié. Il lui arrivait d’être un peu mesquin. Je suis désolée, mais je ne peux rien faire pour vous. Elle avait les joues rouges. Il faut partir, insista-t-elle et il dit d’accord. Si vous me mettez à la porte… C’est toujours pareil.

Il avança vers l’ascenseur. Elle était derrière lui. Il aurait pu se retourner, la prendre pour la plaquer contre le mur et la violer. Il s’amusait parfois à s’imaginer incontrôlable, fou, capable de faire n’importe quoi. Un homme dangereux. Mais, au fond, il était bien élevé. Il ne faisait jamais tout ce qu’il pensait.

Il descendit au rez-de-chaussée, il sortit et il longea la rue de Rennes vers la place du Québec, le vrombissement des voitures faisait comme un écho, qui en doublait presque la sonorité, c’était toujours comme ça quand il sortait de la bibliothèque et de son silence, les bruits étaient plus présents. L’air glacial se plaquait contre son visage. Le froid était presque visible et la nuit déboulait. La nuit allait être longue, l’hiver, elle était toujours trop longue. Quelquefois il regrettait le choix qu’il avait fait. Il aurait pu vivre autrement, dans un appartement, au chaud devant la télé. Mais il avait choisi la marge, il vivait en bordure du monde et il y faisait souvent froid.

Il examina les façades et surtout les portes, pour voir s’il en trouvait une ouverte, il pourrait entrer dans la cour ou bien dans la cage d’escalier, parfois il allait s’accroupir sous un escalier, coincé entre vélos et poussettes. Il était obligé de trouver un nouvel abri, puisqu’il avait été chassé de l’ancien et il faisait très froid. Ce n’était pas facile, ça, de trouver un nouvel abri, surtout la nuit, on n’y voyait pas bien et ça prenait du temps, parfois toute la nuit.

Une sirène d’alarme hurlait au loin dans la nuit. Un magasin braqué ou une voiture volée. Le principe de précaution, c’était anticiper un éventuel problème et il y pensait assez souvent et c’était l’une des raisons pour lesquelles il voulait partir là-haut. Quelqu’un lui avait dit que tout était organisé autour de ce principe et il pensait que c’était intéressant. Peut-être que les gens étaient plus heureux ? Il voulait être heureux, mais comment savoir si on l’est ? Il ne se sentait pas spécialement malheureux. Mais comme il était clochard, il devait l’être, c’était en tout cas ce que disaient les gens et ça devait être écrit quelque part. Parfois il écoutait ce qu’on lui disait. Attentivement. Pour découvrir que les gens s’en foutaient bien qu’il les écoute.

Il trébucha. Hé. Toi. Gaffe où tu marches. Connard ! C’était quelqu’un qui dormait par terre et qui jurait comme ça. La nuit, les gens étaient sur la défensive. Hostiles. Agressifs. Ils avaient souvent peur de ce qui rôdait dans le noir et lui aussi, il avait peur. La nuit est une affaire de tension.

Il ne s’excusa pas et il continua son chemin, il continuait toujours son chemin, toute la nuit et pourquoi pas ? Ce n’était pas mal, c’est du moins ce qu’il se répétait quand il faisait froid et qu’il ne trouvait pas un abri au chaud.

Une goutte d’eau lui tomba sur sa joue, puis encore une et il se mit à pleuvoir et il redoutait ça, il était difficile de se sécher dans la rue. La pluie tombait sur le goudron et la rue sentait le mouillé, les arbres aussi.

Il avait envie de se mettre à l’abri et aussi de boire quelque chose de chaud. Il mit la main dans la poche et compta sa monnaie et la pluie mouilla aussi sa main, il n’y avait pas beaucoup d’argent, juste assez pour une consommation, sinon il devrait rester sous un auvent pour attendre la fin de la pluie. Il avait moins d’argent que d’habitude et c’était normal, il y a des jours où les gens sont nerveux ou agacés quand ils voient un clochard faire la manche et quand c’est comme ça, les gens ne donnent pas et il le comprenait. Il ne leur en voulait pas, peut-être que, dans une autre situation, il aurait fait pareil.

Près de la place du Québec, dans une petite rue dont il oubliait toujours le nom, il poussa la porte d’un bistrot où les tables et les chaises étaient en bois et il y avait des cartes postales sur les murs et aussi des photos de famille et des gens qui parlaient et qui fumaient et qui souriaient, une atmosphère de bistrot comme il l’aimait. Il ne savait pas au juste pourquoi, il ne savait jamais pourquoi les choses ou les lieux lui plaisaient, c’était une simple question d’harmonie et il était sensible à l’harmonie des choses. L’équilibre était important.

Il passa entre les tables et en choisit une à l’écart et il s’assit là, par politesse. Il puait, pas très fort, pas comme la semaine dernière, mais il sentait mauvais quand même, l’odeur rance de la rue et la sueur de la peur et parfois il avait comme une odeur de fromage accrochée à ses vêtements. Il se rassurait en se disant que c’était une odeur à laquelle on s’habitue soi-même, mais ce n’était pas forcément le cas pour les autres, alors il s’éloignait et s’obligeait à être tout seul, mais on n’est jamais tout seul dans une ville. Il y a toujours quelqu’un à côté et c’est pour ça qu’il aimait la ville. Il n’aimait pas être tout seul. Il aimait savoir qu’il y avait des gens autour de lui avec lesquels il pouvait lier connaissance s’il le voulait, de temps en temps un regard suffisait, comme une affinité qui tombait on ne savait d’où. Quelquefois, quand par exemple il était assis dans le métro, il s’amusait à faire comme s’il connaissait bien les gens à côté de lui et il participait à leur discussion et souriait comme s’il était avec eux. Ça donnait un peu de chaleur et c’est important, ça, la chaleur.

Mais il était timide à cause de son odeur, alors, il s’excusait, mais pas à haute voix, bien sûr. Qui l’écouterait ? Il n’y avait que lui qui écoutait et il savait bien qu’on ne comprendrait jamais pourquoi il s’excusait à haute voix et c’est pour ça qu’il le faisait par le geste, comme maintenant, où il s’asseyait à l’écart, ne voulant gêner personne.

Le serveur s’approcha et dit bonsoir. Bonsoir. Qu’est-ce que vous voulez boire ? Un chocolat chaud. Très chaud, c’est ce qu’il voulait et il le murmura pour que personne ne l’entendît, comme pour cacher sa voix derrière les voix autour de lui et c’était bien ce qu’il tentait, cacher sa voix.

Il eut son chocolat et il prit aussi un journal qui traînait sur une table et il l’ouvrit et il commença à le consulter. Il ne lisait jamais le journal parce qu’il pensait que c’était malsain et il tenait à sa liberté. Il le consultait, ainsi il voyait si tout était pareil. Il redoutait l’impact des informations, il se souvenait qu'avant, quand il le lisait, il avait peur. Il se disait qu’il allait mourir, que c’était sa destinée, le monde entier allait mourir et lui aussi. Alors, il consultait le journal au lieu de le lire, rester à distance, opposait une résistance à l’information qui pliait la volonté des lecteurs. Il y tenait, à sa vie privée.

Demain il irait à la bibliothèque pour regarder les livres et chercher des mots, résistance, compromis, réseau et quoi encore, il regarderait aussi s’il trouvait des injures, mais c'était peu probable, les injures restaient en bordure du dictionnaire, comme lui qui était une injure à l’organisation de la société. Il voulait en apprendre pour en disposer, il en avait besoin comme clochard et il ne fallait pas décevoir les gens qui s’attendaient à ce qu’un clochard jure et il devait l’assumer, c’était ainsi et pas autrement et c’était la moindre des choses.

Je peux m’asseoir? C’était une femme, assez quelconque, mais bien une femme. Elle avait les cheveux noirs et beaucoup de mascara sur les yeux et du rouge sur les lèvres avec un trait de crayon autour et il n’aimait pas ce trait sur les lèvres. Ça faisait vulgaire. Il dit oui, si vous voulez. De temps en temps il aimait parler avec les gens, comme ça il voyait quelles étaient leurs préoccupations et c’était toujours bien de se tenir au courant.

Elle fit signe au serveur. Un café et un verre d’eau. Elle le regarda fixement. Elle avait les lèvres vraiment très rouges. Je m’appelle Nathalie. Et vous ? Hadrien. Ah bon ? Hadrien ? C’est rare comme nom. Oui on me le dit souvent. Il ne s’appelait pas Hadrien, il l’avait dit comme ça. Il pouvait changer de nom tous les jours s’il le voulait et c’était ce qu’il faisait, il appelait un chat un chat. Mais lui, il n’avait pas de nom fixe.

Elle alluma une cigarette avec un briquet jaune. Elle plissa les yeux et elle dit vous sentez mauvais. Je sais. Comment répondre autre chose? Elle semblait agressive. Il n’avait rien demandé. Il n’avait plus tellement envie de parler avec elle. Vous ne vous lavez jamais? Il lui dit qu’il se lavait de temps en temps. C’est tout? Oui.

Elle l’examina froidement. Ses lèvres brillaient. Elle lui faisait peur. Elle semblait si déterminée. Il ne succomberait pas à la peur, il se le répétait, jamais. Il fallait être fort pour choisir d’être un clochard. Un nomade. C’était plus dur que de choisir d’être directeur, ça, c’était facile. Clochard, c’était une autre affaire. Puis il fallait résister. Malgré tout, il pouvait se donner une promotion et devenir chercheur d’emploi, il pouvait même devenir RMIste. Mais il n’y tenait pas, il n’aimait pas être catégorisé et si on lui demandait ce qu’il était, parfois il disait voyageur et c’était ça, il voyageait dans la société, il visitait des types d’êtres humains, il découvrait des trucs tous les jours et il était content de ça et il avait assez d'humour pour en sourire.

Vous faites quoi dans la vie? Je voyage, qu’il dit. C’est vrai? Oui, c’est vrai. On sort un peu? Pourquoi? Je vous montrerais… Elle paya les consommations et elle se leva et elle sortit et il la suivit, inquiet. Elle était bizarre, voilà ce qu’il pensait, mais il la suivit quand même.

Elle l’entraîna dans une ruelle derrière le bistrot, une ruelle triste, sombre, avec des voitures collées les unes aux autres sur les trottoirs et des sacs de supermarchés jetés le long des murs et des tracts électoraux pour et contre l’extrême droite et aussi des tags comme des croix et des affiches avec des femmes nues, des gros seins et une adresse, appelle-moi, chéri.

Elle s’arrêta et se tourna vers lui. La pluie ruisselait sur son maquillage. Elle se mordillait les lèvres comme pour manger la pluie. Elle le regarda droit dans les yeux. Il ne sentait plus la pluie. Sa langue lécha les gouttes d’eau sur ses lèvres. Il la regarda. Sans respirer. Il voyait surtout sa langue. Il bandait, comme jamais auparavant. Elle ouvrit sa chemise, elle prit sa main et la posa sur un sein. Elle gémissait. Elle ondulait du bas-ventre. Ses doigts à lui fouillaient le contour des seins, il caressa un mamelon, il approcha la bouche et lécha, c'était dur, très dur. La femme gémit plus fort. Il lui mordit doucement le cou. Il n’en pouvait plus, il. lui glissa la main dans le slip, entre les jambes. Elle respirait fort, très fort. Il la caressa, puis il entra le doigt, il voulait entrer, la pénétrer, il était dur, il voulait éjaculer, elle cria, un cri rauque, elle se crispa autour de lui, encore un petit cri, rauque et discret. Puis plus rien. Elle le repoussa et elle referma sa chemise et son manteau. Elle le regarda. Sans expression. Impersonnelle. Tu sais quoi? Non. Il ne savait pas. Tu pues vraiment. Tu devrais te laver.

Et elle partit. Derrière elle, il n’y avait qu’un peu d’indifférence. Et ce vide étrange qu’il ressentait dans le ventre. Comme une humiliation. Il avait honte de s’être laissé prendre. Il se sentait presque violé. Dégradé. Il y avait cru. Un moment, rien qu’une seconde, cet instant très court où il avait été quelqu’un d’autre. Il referma sa braguette.

Il pleuvait. Quelque part un chat crachait. La nuit allait être longue, comme les autres nuits et il n’avait pas sommeil. Il se mit en marche.

Il descendit au rez-de-chaussée, il sortit et il longea la rue de Rennes vers la place du Québec, le vrombissement des voitures faisait comme un écho, qui en doublait presque la sonorité, c'était toujours comme ça quand il sortait de la bibliothèque
et de son silence, les bruits étaient plus présents. L'air glacial se plaquait contre son visage. Le froid était presque visible
et la nuit déboulait. La nuit allait être longue, l'hiver, elle était toujours trop longue. Quelquefois il regrettait le choix
qu'il avait fait. Il aurait pu vivre autrement, dans un appartement, au chaud devant la télé.
Mais il avait choisi la marge, il vivait en bordure du monde et il y faisait souvent froid.