J'interroge un langage que seule
une toute petite minorité maîtrise

Laure Espieu
Janvier 2025

PIA PETERSEN :

L'écrivaine danoise Pia Petersen construit à travers ses romans des univers à la modernité troublante.
Dans son dernier livre, La Vengeance des perroquets, elle se penche sur les algorithmes
et le secret de leurs boîtes noires, les fichiers sources.

La pièce est petite, les murs immenses, il fait noir : dès les premières pages, Pia Petersen nous propulse au coeur d'une prison. Un homme est enfermé dans un sombre cachot, la fenêtre est trop haute pour qu'il puisse voir dehors. Il est seul, tente de soutirer des informations au gardien qui ne lui dit rien. Sa vie se résume à quelques lettres qu'il écrit à une personne de l'extérieur, sans pouvoir les envoyer. Il couche sur le papier ses espoirs et son désarroi. En parallèle s'esquisse le parcours d'Emma, la narratrice dont on suit le dialoque intérieur. Emma est artiste, elle peint les portraits des patrons de la Silicon Valley, les maîtres de la technologie, les magnats du numérique, ces nouveaux rois du monde qu'elle côtoie dans leur univers aseptisé. Mais l'un deux attise sa colère. Et quand Emma se retrouve bloquée à Paris par la Covid et la fermeture des frontières, elle se lance dans une série de pochoirs qu'elle colle sur les murs de la ville, pour déjouer la censure. Bientôt, les "bad boys du street art" s'en empare et le phénomène prend une ampleur mondiale.

Technocapitalisme

Écrit à la manière d'un thriller, La Vengeance des perroquets s'intéresse aux algorithmes, et aux inquiétudes que suscite le manque de contrôle sur leur ingénierie.
Très contemporain, c'est un livre 2.0 qui s'interroge sur les mutations profondes de la société et nous replonge également dans l'ambiance étouffante de la crise Covid.
J'avais écrit ce roman juste avant la pandémie, raconte l'auteure. Il était quasiment prêt quand a débuté la crise sanitaire, et je me suis rendu compte que les thèmes sur lesquels j'avais réfléchi dans le livre se sont trouvés accélérés. Comme le sujet de l'enfermement. J'ai donc repris le roman pour l'adapter à cette période très spéciale.
Pia Petersen, romancière d'origine danoise, qui écrit en français et partage sa vie entre Paris et Los Angeles, deux villes dans lesquelles elle a situé l'action du livre, y intègre sa propre expérience. La fermeture des frontières s'est faite la veille de mon départ pour les États-Unis, et cela m'a procuré un sentiment très fort de frustration.
Le roman s'appuie sur un gros travail de documentation, qui vient étayer une vision sombre et légèrement paranoïaque de l'évolution technologique. Un propos sous-tendu par la crainte d'une augmentation massive du chômage et d'un délitement du lien social. C'est quelque chose que l'on a vu pendant la Covid, avec l'essor du télétravail : quand tout le monde arrête d'aller dans l'entreprise, il n'y a plus d'échanges autour de la machine à café, rappelle l'auteure. Dans son livre, elle recrée toutefois des liens puissants mais souterrains d'amour, d'amitié, de solidarité. Le tout porté par une écriture poétique, presque énigmatique parfois, qui, à la manière de son héroïne, artiste peintre, fonctionne par petites touches, par évocations. Chaque chapitre apporte un nouveau relief au tableau dont les contours se dessinent peu à peu dans leur ensemble, dans un climat de suspense, de tension et d'étrangeté.

L'art comme espace de résistance

J'examine les faiblesses et l'humanité de ceux qui sont derrière la collecte et l'exploitation des données numériques, je traduis leurs pensées, leurs envies, leurs désirs, explique le personnage d'Emma dans le livre. Ma chance c'est qu'ils sont fascinés par eux-mêmes. Leur vanité les pousse à investir dans mes portraits (...) La Silicon Valley est l'un des endroits les plus riches de la planète et peut-être le plus dangereux. Les nouveaux seigneurs du monde ne possèdent pas seulement l'économie, mais ils nous insufflent aussi la perception de la société selon laquelle nous vivons tous et ils en font ce qu'ils veulent.
Constat aussi implacable que glaçant avec, en filigrane, toute une réflexion autour de l'abandon volontaire des libertés. Un thème que l'auteure décline au fil de ses romans et qui, dans ce douzième opus dédié au numérique, dresse le portrait d'une société aveuglée par son confort. L'algorithme c'est une première étape, estime-t-elle. Ils sont déjà partout, dans les processus de recrutement, dans la validation de nos emprunts à la banque. Il interviennent sur des décisions très importantes dans nos vies. Mais nous ne savons pas réellement comment ils fonctionnent, ni qui les crée. C'est un langage auquel nous ne sommes pas introduits. Seulle une toute petite minorité en maîtrise les tenants et aboutissants. Ce qui m'intéresse, c'est donc de réfléchir à la manière dont nous pouvons reprendre une forme de contrôle là-dessus.

Information contre street art

Et comme détonateur, Pia Petersen propose l'activisme artistique. Changement de décor avec un basculement dans le contexte très punk de l'affichage nocturne où va trouver à s'exprimer une colère contagieuse. Ce sont les artistes qui relèvent le défi de la liberté. J'ai inclus une partie de l'intrigue dans un paysage de street art parce que c'est quelque chose qui est à la fois éphémère et qui résiste à la virtualité, énonce Pia Petersen. Parce que, quand cela apparait sur nos murs, nous voyons tous la même chose. C'est la même image pour tout le monde. Avec l'algorithme, nous ne savons pas bien de quelle information nous disposons. Est-ce que c'est une information qu'à notre voisin ou pas ? Vous voyez les nouvelles de votre point de vue. Mais les nouvelles qui vous sont délivrées vont flatter ce que vous pensez déjà. Contrairement au street art, où nous sommes face au réel. Nous le comprenons différemment, mais nous voyons tous la même chose. J'ai trouvé que c'était intéressant de mettre cela en opposition.
Par son aspect très physique, l'art se pose donc en rempart contre la polarisation sociale et l'isolement induits par le numérique. Il est l'espace pour rêver, penser et créer. Cette confrontation des mondes, même si elle est parfois un peu caricaturale, appuie là où cela fait mal. Pia Petersen produit un roman engagé qui interpelle et questionne. Elle tisse pour cela un univers à la fois hyper réaliste et déroutant, où se croisent des personnages qui sont le reflet des angoisses provoquées par l'accélération des mutations.
Une lecture acérée et réjouissante.