La fin du travail est un bien
BLACK ROSES FOR ME
Mars 2019
Les pauvres avancent. Les sans-grades, les sans-logis, les sans-dents se lèvent et marchent. Ils sont la lie de la société, ceux qui ne sont rien (tiens donc) parce qu’ils ne sont utiles à personne, parce qu’ils n’ont pas de boulot, et pour cause: En introduisant les nouvelles technologies sur le marché du travail, le pouvoir a provoqué une crise économique durable qui a créé le chômage de masse et la baisse des salaires. Le travail se raréfie pour devenir l’ultime but de la vie. Il y désormais plus d’hommes qu’il n’y a de travail et l’homme ne peut plus subvenir à ses besoins ni à sa survie. Le système n’a plus besoin de lui, il est inutile, il est l’homme de trop.
Un mot d’ordre, une rumeur au début, exhorte ces hommes de trop à aller se masser ensemble à Los Angeles, pour qu’on les voie enfin, sous le feu des projecteurs réservés d’ordinaire aux acteurs glamour et aux people friqués. Des personnages se détachent, racontent des bouts de leurs histoires. Surtout Luna qui, derrière son ordi, donne du sens au mouvement. Si le pouvoir résiste, l’activiste lancera le virus qui capturera les données numériques et les détruira. Ce ne sera pas une révolte, ce sera la lutte finale.
Un nouveau monde est possible. Celui où sera distribuée, à tous, la Rente, cette somme d’argent versée à tous chaque mois, riche, pauvre, jeune, vieux, de la naissance à la mort. Elle est la même pour tous, sans aucune condition ni obligation et n’est donc pas modulable ou calculée en fonction des biens, des emplois, des salaires ou des heures de travail. Sans condition, la rente ne s’accompagne d’aucun jugement moral. L’individu ne sera plus défini par le travail qu’il effectue dans la société, ce travail, cette punition originelle, qui est devenue un principe de vie et qui exclut puisqu’il n’y en n’a pas pour tout le monde. Les richesses existent. Alors, ce n’est pas le travail qu’il faut partager, mais bien l’argent.
Comment ne pas voir dans Paradigma l’écho de la colère qui gronde, qui enfle, en France ou ailleurs? Les images de manifs, de tensions, de violence, larvée puis effective en réponse à la répression, omniprésentes sur les écrans, sont parfaitement retranscrites dans ce roman nerveux.
Mais comment, surtout, ne pas voir à quel point Paradigma porte l’aspiration d’une vraie révolution, à quel point les idées qu’il englobe dépasse les revendications, certes justes, mais éphémères, vaines, qui ne touchent que certains, des émeutes d’aujourd’hui?
Ici, les insurgés ne luttent pas pour conserver de faibles acquis. Ils ne réclament pas de hausses de salaires, de droits à la retraite, ils n’ont déjà plus rien. Ici, point question du prix de l’essence, de la baisse des taxes. Ici, il sont liés par un vrai projet de société, qui unit tous ses membres, qui change fondamentalement la façon d’envisager l’existence, l’individu.
Qu’ils soient jeunes, vieux, noirs, blancs, ou même membres d’un gang, ils sont aspirés par une visée unique. Le futur ne sera que s’ils sont tous là.
Pia Petersen fait naître un souffle, déploie une onde, crée un lendemain qui chante.
L’idée d’un revenu universel n’est pas nouvelle. Mais l’auteure montre son inéluctabilité par cette masse immense, silencieuse, pacifique. Ils s’ébranlent, réinvestissent leur walk of fame, sous les yeux d’abord étonnés des habitants des riches avenues pensant au tournage d’un film, vite terrifiés à la vue de ce mur puant. On n’est pas dans un film. Le point de non retour est atteint. On n’arrête pas les vagues. Même pas avec des balles. Les politiciens, les pouvoirs ne peuvent plus se réfugier derrière des promesses à court terme, ou des menaces de crise économique, de chômage… Le pire, ils le vivent déjà.
Les invisibles ne croient plus aux discours. Eux-mêmes ne militent pas, ne crient pas de slogans, ils progressent.
Droit devant. Ça sera la Rente ou rien.
Vivement bientôt.
Paradigma / Pia Petersen. Les Arènes (EquinoX), 2019