



Les mots de la musique
222 musiciens du XXe siècle par 222 écrivains
Fayard
Sous la direction de Franck Médioni
Miles Davis, motherfucker
par Pia Petersen
Ils sont 222 auteurs, romanciers, poètes, journalistes ou musiciens. Chacun d’entre eux a choisi un musicien ou une musicienne du XXe siècle et écrit un texte libre de quatre pages.
Musique classique, chanson, musiques du monde, pop, rock, reggae, jazz, rap, musiques électroniques, toutes les musiques sont présentes dans ce livre qui forme un vaste un panorama littéraire de la musique du siècle passé.
Je suis mort et enterré au cimetière Woodmere dans le Bronx, à côté de Duke Ellington. Cette nuit, on a joué du Bach, pour échauffer la bile aux blancs enterrés plus loin. Ça les emmerde qu'on sache tout jouer, Dvořák, Beethoven, Chopin, Schubert, Mozart, Stavinsky. Les blancs préfèrent nous caser comme des musiciens naturels, à savoir irréfléchis, indélibérés, instinctifs, jouant par réflexe. Organic musicians. Un musicien organique est défini par son ignorance, il ne connaît pas les notes, la technique, les théories de la musique, il ne sait ni lire ni écrire. Il joue d’instinct. Qu’on ne se trompe pas. Je ne joue pas d’instinct et je suis musicien, pas musicien de jazz. Je peux tout jouer. Je sais lire et écrire de la musique. Je ne suis pas à mettre dans une case. Tu vois l’allusion ?
Né dans une famille bourgeoise, d’un père dentiste et d’une mère musicienne, à caractère, j’avais tout ce dont pouvait rêver un gosse. Si ce n’était le racisme, j’aurais été heureux. Mon père m’offrit ma première trompette à 13 ans. Je nageais, boxais, jouais au foot et faisais du cheval mais quand j’eus ma trompette, plus rien n’exista. C’est ce qu’on me dit mais je ne m’en souviens plus.
Ça fait si longtemps que je suis mort. D’après Duke, on peut tout me pardonner grâce à ma musique, même ma mort. Tu as changé le cours de la musique cinq, six fois. Qui peut dire ça, à part toi ?
Si je ne me souviens pas des détails de ma vie, je me souviens toujours du moindre détail de ma musique.
Je suis allé à la Juilliard School. Les blancs m’appelaient Buckwheat et je détestais ce surnom. Et pourquoi les blancs se croient-ils autorisés à me donner un surnom ?
Mon père aimait Marcus Garvey et il m’apprit à être exigeant et fier de moi.
Je suis mort mais/et je ne suis pas mort. Duke m’a dit : allons hanter les blancs. Motherfucker, yes.
I play the real thing. Suis-je contraint de traduire ? Je joue de vrais trucs. Ma musique/mes musiques s’infiltrent dans celles des blancs. Ça les perturbe de ne pas pouvoir se débarrasser de moi, de me voir disperser mes notes comme des pétales de fleurs. Je leur ai causé du souci, n’ambitionnant pas de me considérer comme un être inférieur.
Pourtant je ne déteste pas les blancs. Il y en a même que j’apprécie. J’en ai fait jouer des musiciens blancs. C’est sûr que quand on étudie notre passé commun, on ne peut pas ne pas être en colère. L’esclavage, la ségrégation, la discrimination, le racisme se posent toujours là, entre nous. C’est que les blancs sont gourmands, ils veulent tout pour eux. C’est pour ça que je ne regarde pas en arrière. Pour ne pas être coincé dans la haine. Putain de haine.
Souffle, invisible, murmure, je suis et ne suis pas un fantôme. Le Prince des ténèbres. Je joue avec le silence, l’amplifie touche par touche. Révolutionner la musique sur fond de colère, c’est un truc de noir. On est tous en colère, ou presque.
Si tu es blanc, sache que tu as de la chance de ne pas savoir ce qui se passe dans la tête des noirs. Tu aurais peur, et avec raison.
Bref. Chacun fait comme il peut avec sa colère. Chacun trouve sa manière d’avancer malgré les obstacles posés par les blancs. Il est essentiel de se renouveler, innover et booster la musique. S’écrire pour être. Ne pas tout laisser au blanc qui ne cesse de nous voler, dammit. Il s’agit de musique. Être reconnu pour notre talent, notre don, notre savoir-faire. Louis Armstrong ne cesse de sourire pour plaire au blanc, pour le rassurer, je suis un clown, ne t’inquiète pas. J’aime Louis mais qu’est-ce que je déteste ses grimaces. Je lui ai répété des milliers de fois. Man, don’t do that. Show some respect for yourself. Avec le génie qu’il a, il n’a pas à jouer le clown. Les blancs devraient s’incliner devant lui.
La création est un mouvement perpétuel vers l’avant, il est indispensable d’oser de nouvelles combinaisons, absorber des courants naissants, découvrir dans le monde des sons distincts. Apprendre des autres. Se réveiller le matin, sauter dans l’inconnu pour créer le futur, ce qui n’est pas, ce qui devient, comme le bebop, le hard bop, le cool, le jazz modal, le free jazz, la fusion qui n’étaient pas et qui maintenant existent.
Curieusement, la musique m’a mis le grappin dessus à travers une flamme bleue émanant de notre cuisinière à gaz, je sentais sa chaleur et une peur me remuait les tripes et je savais que je devais aller là où tout était possible. Je me souviens encore de ce gamin de 3 ans qui est poussé par la douleur de l’inconnu et qui découvre la clarté et avec la clarté, la musique.
Je ne suis pas mort, je suis un fantôme, un souffle, une brise et je n’ai plus de futur. Obligé de regarder en arrière, je visite mon passé. Toute cette colère et cette violence au bout de la bouche, au bout des doigts. Mon père qui donna un coup de poing à ma mère qui perdit ses dents. J’ai eu beaucoup de femmes. Cicely, Frances, Betty, Juliette…… Je les ai aimées, jusqu’à les frapper. C’est que ma colère ne cesse jamais de ruminer. Puis il y avait la jalousie, et les drogues. On était tous aux prises avec notre désir d’être, systématiquement effacé par les blancs. Je me piquais à l’héroïne parce que j’étais dépressif puis je recommençais parce que j’appréhendais d’être malade. Tout pour ne pas être malade. Des femmes travaillaient pour moi, me donnaient de l’argent, me nourrissaient. Je les traitais bien mieux que les autres maquereaux mais… Mes veines étaient salement esquintées, je me piquais partout. Et un jour, je me suis arrêté. Je découvris la cocaïne. Là aussi, j’étais le junkie enragé et pourtant je n’en avais pas besoin. Je ne sais pas pourquoi je suis si excessif. Peut-être que c’est ma nature d’être accro. Je suis accro à la musique. C’est mon rapport aux choses et aux situations, il est passionné, comme une fulgurance, un plongeon dans les profondeurs qui à mes yeux n’est jamais assez profond. Tout mon être veut plonger encore plus bas. Ou plus haut. Va savoir.
Quoi qu’il en soit, je n’ai pas honte de mes cicatrices, j’en suis même fier. Elles sont la preuve de ma réussite et témoignent de ma volonté.
Seule la musique a de l’importance.
Mon père me soutenait. Tu entends l’oiseau moqueur ? Il copie les sons des autres. Ce n’est pas ce que tu veux. Tu veux ton propre son. Apprends la musique. Apprends sans jamais t’arrêter.
C’est pour ça qu’on me nomme le prince des ténèbres. Qu’on me traite d’arrogant. Parce que je n’ai jamais cessé d’apprendre, de m’améliorer et que je ne souriais pas. Je te tournais le dos. Ma musique suffisait amplement. Parfois je me demande. Qu’est-ce que la musique ? Je n’en ai aucune idée. C’est un truc. Ça me fait du bien et ça me tue. Bird, Trane, Dizzy, Max, Ornette, Monk, autant de musiciens, de sons, de musiques. Prince. James Brown. Synchronisme parfais, modulation, variation, harmonie de l’ensemble, les espaces et les silences, tout traduire en rythme. Rien ne compte plus que la musique. Mon souffle m’a porté, me porte encore et me portera, et j’ai créé, je crée et je créerai encore de la musique. Je murmure à l’oreille des musiciens. Dizzy le disait bien : Miles raises leaders, a lot of them. Dois-je le traduire ?
Je suis depuis longtemps un fantôme et je hante la musique jusque dans ses recoins les plus éloignés. J’ai mérité ma place. Pourtant une chose m’embête. Mes putains de cheveux ne repoussent toujours pas. Il faut avoir du style dans la vie. Motherfucker.

