J’aime, je partage
IN COLD BLOG
Janvier 2013
Il l’a eu!
C’est lui qui a décroché cette année l’International Book Prize, le plus prestigieux des prix littéraires.
Après le succès et la popularité, c’est la consécration pour Gary Montaigu.
A New York, Gary est LA personnalité du moment. Le chouchou du microcosme littéraire (tout du moins en façade) et des médias.
Et la télévision, avide de profiter des retombées de cette gloire nouvelle, ne tarde pas à se manifester. Gary est invité à participer à une nouvelle émission de téléréalité, Un écrivain, un vrai.
L’émission s’appellera Un écrivain, un vrai. Qu’en pensez-vous?
Il ne s’attendait pas à une réponse.
Le roman doit être annoncé comme un roman participatif. Les téléspectateurs voteront comme sur les réseaux sociaux, j’aime, je partage.
Gary demanda. Et ceux qui n’aiment pas? Il n’y a pas de bouton pour eux?
On ne veut pas savoir. On aime ou on se tait.
Mais si l’on n’a que la possibilité de voter j’aime, ce n’est plus un vote.
Voter j’aime pas est négatif. On n’a pas besoin d’esprit négatif. Il faut être positif.
D’abord dubitatif, Gary voit dans cette offre la possibilité de faire entrer la littérature dans les foyers, de sensibiliser un public plus large à la lecture en les faisant assister en direct à l’œuvre en marche.
C’était complètement fou comme proposition, porter la création littéraire à l’écran afin de permettre aux gens de suivre le processus de l’écriture.
Vivement encouragé (c’est un euphémisme) par sa femme Ruth et son agent, Gary accepte.
Mais les nobles intentions de Gary vont faire long feu : non seulement les téléspectateurs sont invités à dire s’ils aiment ou pas le roman de Gary, mais ils peuvent aussi intervenir directement sur l’évolution de son texte.
Parallèlement, la production scénarise et dramatise son quotidien, jusqu’à introduire dans le foyer une journaliste littéraire du New York Times appelée à jouer les tentatrices. Quoi de mieux pour l’audimat qu’un peu de psychodrame, de sexe et de trahison?
Offert en pâture au voyeurisme de millions de personnes, Gary doit se rendre à l’évidence: son travail passe au second plan au profit du simulacre de sa soi-disant vie. Il ne supporte plus de ne plus être le seul maître aux commandes de son roman. Ce que les téléspectateurs font de son livre le révulse. Se voir réduit à écrire sur commande des pages insipides n’est pas sa conception de la littérature.
Quelques jours auparavant, un SMS avait exigé le départ de l’héroïne du roman, qu’elle meure ou qu’elle se sépare du personnage principal, peu importait mais il fallait qu’elle parte. Elle n’était pas comme il aurait fallu, pas assez chaleureuse, ses cheveux n’étaient pas de la bonne couleur et pourquoi est-ce qu’elle se posait toujours tant de questions? Ce serait plus simple si elle pensait comme tout le monde. Elle doutait trop. Il fallait une héroïne plus énergique, plus sûre d’elle qui saurait prendre les bonnes décisions. Le SMS était virulent et très vite d’autres avaient suivi. Miles avait insisté pour qu’il la tue. Gary avait protesté, cela déséquilibrerait le roman. Miles avait répondu que c’étaient des conneries, sans elle le scénario allait être bien plus efficace et Gary avait dû obtempérer. Il s’était détesté. Ce n’était pas son roman, c’était le roman des autres. Le roman ne lui parlait plus. Il n’écrivait pas ce qu’il voulait, lui, mais ce qu’on attendait de sa part, on lui indiquait le chemin à suivre et il obéissait. C’était fade, sans intérêt, sans enjeu.
Gary veut faire machine-arrière ; pas question pour lui d’aller plus loin dans cette mascarade.
Mais il en va tout autrement pour Ruth qui, grâce à ce programme, accède enfin à tout ce dont elle a toujours rêvé: le vedettariat et le pouvoir qu’il confère.
Elle se sent vivre quand elle se déplace entre ces personnalités. Elle se sent grandie. Être l’épouse d’un homme connu donne du magnétisme, de l’allure, un statut et toute son existence en dépend, sans cela elle ne serait rien et elle ne supporterait pas de n’être rien. Une fois, il y a longtemps, une amie lui a souligné que sans Gary elle n’existerait pas et depuis ce jour elle veille à ses intérêts.
Avec l’appui de Miles, le producteur du programme, elle œuvre pour que Gary change d’avis et poursuive l’aventure.
Mais un accident survient qui pourrait bien tout compromettre.
Plutôt garce vénéneuse qu’épouse bienveillante, Ruth est dévorée par l’ambition; elle vit le succès de Gary par procuration.
Elle pense souvent à ce qu’aurait pu être son parcours si elle s’était consacrée par exemple au chant au lieu de se consacrer à Gary. Elle est persuadée qu’elle aurait été une diva magnifique et quelques fois elle se reproche d’avoir sacrément raté sa vie et c’est pour cette raison qu’elle pousse Gary toujours plus. Elle veut au moins briller à travers lui.
Cramponnée jalousement à ses miettes de célébrité, elle s’est ingéniée au fil du temps à resserrer son emprise sur son écrivain de mari.
Un jour elle a commencé à corriger ses écrits, sans jamais chercher à savoir si elle en avait les capacités. Elle devait penser que vivre avec un écrivain induisait nécessairement la capacité d’écrire. Il a tenté de lui expliquer que ses corrections n’étaient pas les bienvenues mais elle n’a rien voulu entendre. Il a fini par se laisser faire.
Elle s’accommode parfaitement de la petite comédie de mœurs qu’on l’oblige à jouer pour doper l’audimat pourvu qu’elle parvienne à ses fins. Elle n’a aucun scrupule; à ses yeux, la littérature n’est qu’une des marches qui peuvent la mener au faite de la gloire et du pouvoir.
D’ailleurs, Si elle avait le génie de Gary, elle fabriquerait des best-sellers à la chaîne. Lui, qu’elle ne se prive pas de dénigrer parce qu’il croit encore au pouvoir de la littérature à élever l’individu par la réflexion et à entretenir son esprit critique.
Le monde sombre dans l’ignorance, dans la déshumanisation, dans le totalitarisme, dans l’obsession de la sécurité, dans le profit, les hommes sont réduits à n’être plus que des vecteurs économiques, il y a trop d’hommes et ils ne comptent plus du tout, l’esprit critique n’est plus possible, remplacé par j’aime, je partage et lui, il se demande si ça sert encore à quelque chose d’écrire. À une époque, il pensait que la littérature contribuait à la construction de la société, qu’elle apportait une vision des choses.
Prisonnier de son programme de téléréalité, dépossédé de son roman, rabaissé au rang de vulgaire pisse-copie, le moindre de ses agissements épié par une caméra, Gary étouffe. Quand il parvient à s’extraire quelque temps de la geôle qu’est devenu son appartement, son esprit lui joue des tours : cet homme grisonnant qu’il voit partout où il va, existe-t-il vraiment ou n’est-il que le fruit de son esprit paranoïaque?
Dans Un écrivain, un vrai, de Pia Petersen, deux mondes s’opposent: le story telling (ou sa cousine germaine, la scripted reality) vs. la littérature, le cynisme vs. l’idéalisme, l’instantané vs. l’analyse…
Un livre doit être rapide, il ne faut surtout pas s’arrêter pour réfléchir ou revenir en arrière, il faut foncer droit devant, il faut le lire vite pour être sûr de ne pas perdre le fil. Quand on sort d’un livre, on n’y revient pas forcément. Un livre doit être consommé avec impatience. Plus personne n’a la patience du temps.
Le temps, on le prend pour savourer ce livre intelligent et incisif qui égratigne avec acuité notre société à l’heure des réseaux sociaux et de la prépondérance de l’image sur les mots… au-delà du seul cadre de la littérature.
J’aime Un écrivain, un vrai. Je partage!
Un écrivain, un vrai, de Pia Petersen
Actes Sud (2013) - 224 pages