Iouri

EXTRAIT

Il doit y aller. Sa décision a été prise, pas question de revenir dessus, il sortira et fera comme il l’a décidé, exactement comme il l’a décidé. Tout est prêt sur la table, prêt à l’emploi. Il se baisse et met ses nouvelles chaussures de sport. Il les a choisies foncées pour ne pas se faire remarquer. Il se redresse et prend son blouson sur la chaise et ramasse ses gants sur la table et l’écharpe et le bonnet et il s’habille puis il reste immobile un long moment, il est prêt à partir mais il hésite. Bientôt il ne pourra plus revenir en arrière et reprendre sa vie comme avant. Il sera quelqu’un d’autre. Il ne pourra plus redevenir celui qu’il était avant ce soir. Impossible. Pourtant il n’est pas trop tard, il peut encore reculer et rester chez lui. Il entrebâille la porte et reste sur le seuil. Il hésite encore. Pourquoi est-ce toujours si difficile de trancher? On a le droit de changer d’avis, c’est ce qu’il se dit. Il ne veut plus y aller mais remonter chez lui et se recoucher et pourtant il faut y aller, il sait qu’il ira jusqu’au bout, c’est comme un engagement ou un projet et sa décision a été prise depuis un bout de temps, il n’a plus à choisir, il faut juste foncer mais il ne le veut pas. Jamais il ne s’était imaginé arriver à un truc pareil. Ce n’est pas le destin qu’il s’était imaginé mais c’est ainsi et il doit faire avec.

Il fait nuit. Il y a eu du vent toute la journée et des nuages et parfois quelques gouttes et il y a toujours un peu de vent. Il ouvre la porte et se glisse dehors.

Elle n’aurait pas dû partir aussi tard, sans vérifier si elle avait de l’argent pour un taxi, elle aurait dû rester et dormir sur place mais ce n’est pas ce qu’elle a fait et maintenant elle doit rentrer à pied. Il fait si noir. Elle avance, tendant l’oreille. Être dans la rue la nuit l’angoisse. Elle entend au loin la circulation et ça aurait pu être rassurant mais c’est vraiment au loin et elle ne se sent pas rassurée, du tout. Elle entend des pas, quelqu’un qui la suit et elle se retourne pour voir, elle examine chaque recoin mais elle ne voit personne et pourtant il y a quelqu’un, elle a entendu des pas. Elle ne se trompe pas. Elle se remet à marcher. Elle se dit qu’elle exagère, qu’elle est hystérique mais elle a peur, tellement et n’importe qui à sa place aurait peur et en fin de compte elle n’est pas hystérique. Elle allonge le pas. Si la personne derrière elle se cache, c’est qu’il y a une raison. Elle a trop chaud sous son manteau mais elle ne veut pas s’arrêter pour l’enlever.

Il y a du vent et une légère brume. Une atmosphère inquiétante. A la radio ce matin ils avaient dit que la température allait baisser d’au moins six degrés et qu’il allait faire bien plus froid.

Pourquoi n’y a-t-il personne dans la rue?

Elle tourne à gauche. Des SDF doivent dormir dans le coin, ils dorment bien quelque part mais elle n’en voit pas alors ça ne l’aide pas, la belle affaire. Elle se dit qu’elle devrait se retourner et dire à la personne derrière elle de la laisser tranquille, ne me suivez pas, lâchez-moi mais elle n’ose pas et elle marche plus vite. Heureusement que les rues sont éclairées. Elle regarde les façades des immeubles, elles sont noires ou sombres. En général les gens dorment à cette heure-ci, surtout le lundi.

Elle entend encore des pas, juste derrière elle, pas de doute, il y a quelqu’un. Elle se penche en avant et accélère. Elle ne veut pas montrer qu’elle a peur mais c’est plus fort qu’elle, rien au monde ne pourrait l’arrêter, rien au monde et elle se met à courir, elle court à petites foulées serrant son sac contre elle et la chaleur sous son manteau est étouffante. Une voiture arrive en face et elle ralentit. Un court instant elle est illuminée par les phares et le chauffeur doit sûrement voir qu’elle a peur et que c’est sérieux et il va s’arrêter, c’est ce qu’elle se dit en levant un bras pour lui faire signe mais la voiture ne s’arrête pas et bientôt elle ne l’entend plus. Il n’y a plus que le silence et des pas derrière elle. Elle tourne à gauche puis une rue plus loin, à droite. Ses cheveux sont plaqués par la sueur et il est toujours derrière elle. Ce doit être un homme. Elle l’entend et elle entend son cœur battre très fort, à en faire mal puis elle a un point de côté. Elle n’est pas habituée à courir et elle n’arrive plus à respirer mais elle court quand même et elle l’entend derrière, distinctement. Il souffle lourdement. Elle se dit qu’elle pourrait crier. Aidez-moi. S’il vous plaît.

Elle n’en peut plus. Elle doit respirer, retrouver son souffle, elle doit s’arrêter, il faut qu’elle s’arrête et qu’elle se retourne pour lui dire de la laisser tranquille.

Elle s’arrête. Elle veut dire quelque chose mais sa respiration est saccadée et elle ne trouve pas sa voix. Elle tousse. Ne me tuez pas, voilà ce qu’elle voudrait crier pour que les gens se réveillent mais elle ne dit rien, elle ne sait pas ce qu’il veut et ce serait le provoquer. Elle se remet à courir. Peut-être qu’il veut juste parler. Faire connaissance. Peut-être qu’il va simplement dans la même direction qu’elle. A bout de souffle elle ralentit puis elle s’arrête à nouveau. La sueur lui coule dans le dos et sa nuque est mouillée, elle regarde autour d’elle pour se repérer mais son sang lui bat dans les oreilles et son cœur est tout serré et elle a trop peur pour discerner quoi que ce soit. Elle se secoue et se force à marcher, lentement.

Lui aussi. Il est juste derrière elle, elle l’entend respirer, il est tout près, derrière elle, tout près. Elle dit je ne veux pas mourir et des larmes coulent sur son visage, elle dit sans se retourner ne me tuez pas et elle se fige. Elle n’arrive plus à faire le moindre pas. Elle sent des mains sur ses épaules.

Il a mis ses mains sur ses épaules, ses mains sont lourdes et la tiennent à la base du cou. Elle pense qu’il serait facile de la tuer. Il dit quelque chose. Un murmure. Faut pas avoir peur. Sa voix est rauque. Il murmure mais elle l’entend distinctement. On entend toujours les choses importantes. Il dit qu’il ne faut pas avoir peur et elle sent son corps contre le sien, la chaleur qu’il dégage et son odeur aussi et elle voudrait vomir et sa bouche lui touche presque l’oreille. Faut pas avoir peur. C’est rien. Elle demande pourquoi? Pourquoi? On peut parler, lui propose-t-elle et les larmes coulent sur son visage et elle se dit qu’elle doit avoir une traînée noire de maquillage sur les joues. Il ne répond pas mais ses mains ne desserrent pas leur étreinte.

Un bout de temps il ne dit rien puis il déplace une main et enserre son cou avec l’autre et elle l’entend fouiller dans sa poche et elle sent son autre main puis elle a une écharpe autour du cou. L’homme la tient contre lui comme s’il l’enlaçait pour de bon et il y a de la brume, ils ont dit à la radio qu’il faisait trop chaud pour la saison mais que la température allait baisser et l’écharpe est serrée autour de son cou et elle sait qu’elle va mourir. Elle se débat pour respirer, elle lève les bras et met ses mains sous l’écharpe pour la desserrer et il la laisse faire. Puis il lui parle, il dit que c’est trop long à expliquer et elle répète trop long? Il y a une raison. Ce n’est pas gratuit. Une raison? répète-t-elle, parler lui fait mal à la gorge et elle essaie de bouger ses mains mais il la tient fermement. Il y a toujours une raison. Sa voix est rauque. Une raison qui justifie tout. Il faut me faire confiance. Elle est trempée de sueur et d’angoisse. Elle lui dit je ne veux pas mourir et elle lui dit encore s’il vous plaît, ne me tuez pas, je ferai n’importe quoi, on peut parler, tiens, aller quelque part mais ne me tuez pas, je ne veux pas mourir, s’il vous plaît, je veux vivre encore un peu. Il murmure tout près de son oreille. Il ne faut pas avoir peur.

Elle sent ses bras sur ses épaules et elle a mal à la gorge, elle a du mal à respirer et elle essaie encore de soulever l’écharpe avec ses mains mais il la lui fait lâcher et il serre davantage l’écharpe autour de son cou. Elle se débat, pour se libérer elle essaie de lui enlever les mains et elle les griffe avec ses ongles mais ses gants sont trop épais, elle n’arrive à rien et elle a si mal, si terriblement mal et elle n’arrive plus à respirer puis elle ne respire plus du tout et elle sait que c’est fini.

Son corps se relâche. Il met son bras autour de sa taille pour la soutenir et pendant un moment c’est comme une danse. Il la tient contre lui, elle est encore chaude mais tout à l’heure elle sera froide et sa bouche est ouverte et ses yeux aussi mais elle ne le regarde pas, elle ne regarde rien. Il se sent mal. Il a envie de pleurer et de vomir, foutue vie et foutu monde. Il passe sa main gantée sur sa figure. Il aurait pu ne pas la tuer, il avait le choix mais il l’a tuée, voilà tout. Il la pose par terre, bien droite, les mains sur la poitrine. Il la regarde un long moment comme pour inscrire ses traits dans sa mémoire. Elle n’est pas jolie. Il se baisse et ramasse son sac à main, il fouille dedans et trouve son portefeuille et l’ouvre et il prend sa carte d’identité. Il remet le portefeuille dans son sac et pose le sac à côté d’elle, par terre puis il se retourne et s’engage dans une ruelle et il marche sans hâte, comme un homme qui n’a rien à se reprocher.

Il se lève et sort de la chambre, fermant discrètement la porte derrière lui puis il quitte l’appartement, la porte d’entrée claque et j’entends ses pas dans l’escalier. Il a encore fait un cauchemar, il n’a cessé de se retourner et transpirer et murmurer. Je me suis penchée sur lui pour écouter, tout doucement pour ne pas le réveiller mais je n’ai rien compris de son murmure. Peut-être que ça n’avait pas de sens, c’était un simple cauchemar, voilà tout mais il s’est levé et a quitté la chambre puis l’appartement.

L’autre nuit aussi il avait fait un cauchemar et il s’était levé et le lendemain il avait l’air hagard et il était agacé et presque brusque. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Ce n’est rien. Il m’avait tourné le dos et c’était la fin de la discussion, j’en étais frustrée mais je ne pouvais pas le forcer à me parler. J’avance ma main et la pose sur sa place qui est encore chaude. Dès qu’il n’est pas là, il me manque et ça me fait presque mal. Peut-être est-il descendu pour travailler. Je ne sais pas ce qu’il pourrait faire sinon travailler, ou peut-être qu’il lit.

Les murs de la chambre sont blancs et il n’y a rien sur les murs, pas de photo, pas de tableau, rien. Iouri l’a voulu ainsi. Il y a le lit et deux tables de chevet et une grande armoire et deux chaises. Il fait encore nuit. Aucune lumière ne filtre par les rideaux. J’ai un projet important, c’est ce qu’il m’a annoncé il y a quelques semaines, un projet important. Il n’a pas voulu en parler davantage, il a dit pas encore. Plus tard je te dirai tout. Bon. D’accord, ai-je répondu mais je ne le pensais pas.

Je ferme les yeux. Si seulement je pouvais encore dormir mais c’est foutu. Il m’inquiète. Il a l’air préoccupé, plongé en lui-même ou peut-être est-il simplement fatigué. Je voudrais l’aider pour qu’il n’ait plus de cauchemars. Je me soulève un peu et roule de façon à me coucher sur sa place, me laisser reposer dans la chaleur qu’il a laissée. C’est là que je suis le plus proche de lui, quand il n’est pas là mais que je peux me nicher dans ses odeurs. Je reste allongée sans bouger. Je pourrais me lever et descendre dans l’atelier, voir où il en est mais je ne le fais pas, il n’aime pas que je débarque à l’improviste et parfois il a besoin d’être seul, c’est ce qu’il m’a dit au début de notre histoire, quand on s’est rencontrés. Quand je commence un projet, j’ai besoin d’être seul. Pour que la forme en soit solide. Pour que mes idées se posent vraiment. C’est pour cette raison que je ne descends pas dans l’atelier. Il a eu beaucoup de cauchemars dernièrement et de plus en plus violents et tout à l’heure il a même agité les bras comme s’il voulait attraper quelqu’un et il a poussé un curieux râle. Il faut que je lui demande de quoi il a rêvé. C’est important de se souvenir de ses rêves. L’autre jour, quand je lui ai demandé il a dit qu’il ne se souvenait pas. Chaque fois il se réveille et il descend dans son atelier. Il essaie toujours de ne pas faire de bruit, pour ne pas me réveiller. Je ferme les yeux et me laisse entraîner dans un sommeil léger.

J'aimerais penser à autre chose que Iouri et notre histoire. Penser à autre chose. Mais ce n'est pas possible. Il revient dans ma tête, il me hante presque et j'y pense, je n'arrive pas à lâcher prise, comme si c'était une obsession et pourtant il n'y a pas d'obsession, je veux seulement comprendre mais je ne sais pas comment y arriver et peut-être bien que je ne le veux pas. C'est légitime. Il est si sombre et réservé et quelqu'un doit être là pour lui. Pour comprendre, il faut que je m'engage avec lui dans le noir, que j'aille avec lui dans son gouffre mais j'ai peur de ce que je vais découvrir...