Dense le style de Pia Petersen
KRONIQUES
Février 2018
En Kara, si tel est son nom, la brèche, le précipice. Licenciement, le sol se dérobe, ses amis se défilent, ce sont eux qui l’ont fait licencier. Abandon, trahison. Il ne reste rien que le vide, et l’angoisse, et les doutes, et l’envie de rien, et la peur de tout. Kara détruite, hagarde, perdue. Kara tourne à vide, s’enferme, est isolée. Une proie facile.
Dans un café les yeux se croisent, un ancien copain, la main se tend et la noue à celle d’un autre, Nathan. Charismatique Nathan, mais repoussant. Alors ça va très vite, il la défie, mise tout sur elle, un pari. Pas grand-chose à perdre quand il ne restait déjà rien, et si Kara ne sait pas vraiment ce qu’il se passe, au moins il se passe quelque chose. Tout abandonner et s’abandonner, aux promesses, je t’apprendrai, je te soignerai, je t’éduquerai. Dernier doute dans le train, celui qui monte à Paris, mais il est déjà trop tard, la porte se referme sur Kara, bientôt les volets, là où elle vit désormais, avec les autres femmes, on ne veut pas être vu, les fenêtres restent closes. Kara ne croit plus en rien, ne croit plus en elle, depuis longtemps sans doute, la seule chose qui porte, c’est sa voix, sa voix à lui. Voix qui caresse et assassine brutalement.
Pour renaitre il faut se déconstruire. Alors Kara se laisse déconstruire, disparaître.
Le temps passe, il n’arrête pas de passer et je ne fais plus grand-chose. J’ai du mal à m’enthousiasmer. Il fait de plus en plus mauvais, il pleuvait hier, toute la journée, comme si quelqu’un voulait m’achever. Je sors de moins en moins, seulement pour faire quelques courses ou pour aller à un rendez-vous pour du boulot. J’ai envoyé des CV partout mais il n’y a pas de boulot. Ils disent à la télé que le chômage baisse, qu’il y a du boulot, on est en pleine croissance, c’est simplement que les gens ne veulent pas travailler et c’est pour ça qu’il y a des problèmes. Je ne sais pas. Peut-être que je ne veux pas travailler. J’ai été m’inscrire aux différents organismes. Il faut attendre avant de toucher les indemnités. J’espère pouvoir tenir mais c’est déprimant et puis je me sens seule et inutile. Ma vie s’est vidée de son sens et je rase les murs et baisse la tête, je ne supporte plus qu’on me regarde et c’est faux, je voudrais que quelqu’un me sourie gentiment. Quand on a mal, on se donne toujours des raisons supplémentaires pour souffrir encore plus, c’est ce que je me dis pour ne pas m’apitoyer sur moi-même et pourtant j’ai vraiment pitié de moi, d’avoir été licenciée parce que j’étais moi et que c’était insupportable pour les autres.
À la voix de Kara, une autre voix se lie, en écho, une autre Kara. Celle qui s’en est sortie, et qui pourtant est là, à attendre, car il l’a retrouvée, comment, comment savoir, et lui a fixé rendez-vous, et elle s’est rendue. Au Musée elle attend, longtemps, sous bonne garde. Le chemin a été parcouru et elle le refait à l’envers, mais parfois c’est comme ça, on a beau savoir, on la fait quand même, l’erreur. Pas idiote Kara, réfléchie, mais elle ne se voit pas, elle ne compte pas, pas à ses yeux en tous les cas, alors à quoi bon lutter. Là où son corps résiste, son esprit semble toujours prêt à céder. Existe-t-il un confort, un réconfort, à se laisser dicter sa voie, est-elle est victime, victime consentante ? Elle est tant de choses, mais jamais coupable. Et pourtant elle a honte, et s’excuse, et s’en veut. Et nous nous offusquons, nous nous révoltons, nous aimerions, nous ne pouvons pas. Comprendre, aider, espérer. Ne jamais oublier notre fragilité.
S’il ne vient pas, ma vie continuera comme maintenant et c’est tant mieux, pas que ce soit extraordinaire comme vie mais c’est la mienne et cette fois-ci c’est vraiment la mienne et qu’on n’y touche pas. Pourtant il faut qu’il vienne, que je l’affronte, il faut que je sache si je peux résister ou non, c’est important, carrément essentiel, comme de se libérer de quelque chose ou plutôt de quelqu’un, de lui. Il disait souvent que pour avancer, j’avais besoin de lui, que sans lui je n’irais nulle part et que je serais toujours mal dans ma peau. Que je me le tienne pour dit. On m’a toujours dit ça, comme si je ne pouvais rien faire par moi-même. On se prend pour qui, pour juger ainsi ? Il me disait aussi que j’avais du caractère et qu’il me fallait apprendre à me taire et obéir. Il faut que tu puisses t’accomplir. Pour ça il faut savoir obéir, apprendre à dire oui, à te soumettre. Il m’a dit tout ça et aussi qu’il ne fallait pas obéir à n’importe qui, mais à lui seul et que c’était à moi de le choisir, ça, de lui dire oui et après je saurais dire oui à la vie. Il ne voulait pas me forcer. Il m’a juste manipulée. Je me dis souvent qu’il est fou, un fou génial, mais complètement dingue et aussi qu’on est souvent fou quand on est génial. Un dingue génial, mais dangereux et je le pense toujours, qu’il est dangereux à lier.
Roman dense. Double oppression de ces deux voix qui se répondent, en deux temps, double stress qui monte et qui n’en finit plus de monter, pas de répit ni de respiration, peu de dialogues et pas de paragraphes. Les mots sont à l’image de ce qu’ils contiennent, aucune fenêtre, tout est parfaitement verrouillé.
Dense le style de Pia Petersen, proche de l’écriture automatique, hypnotique elle-aussi. Car c’est d’hypnose, de sujétion mentale, dont nous parle Passer le pont. Comportement sectaire. Une secte d’autant plus absurde que nous n’en comprenons pas tout de suite le dessein, pour cela il faudra plonger plus loin, oser avancer dans cette histoire qui nous prend à la gorge et ne nous lâche plus.
Incroyable récit, sombre comme rarement, incroyable femme, incroyable douleur. Ce roman est une merveille, un rythme si peu courant, si brutal, qu’il vous happe et vous tient et vous serre jusqu’à la toute, toute dernière ligne.