Une féministe, une vraie

SKRIBAN
Octobre 2013

Je viens de terminer Instinct Primaire, publié dans la collection Les Affranchis, chez Nil, et je ne peux pas différer le moment de vous en parler. C’est la longue lettre d’une femme amoureuse à celui qu’elle a failli épouser. Failli, oui, puisque devant l’autel, ayant mis dans la balance son amour et sa liberté, elle a choisi, et fui.

Après cette fuite, l’homme aimé n’a jamais cherché à savoir les raisons de cette dérobade. Il a refusé toute explication et tout contact. Alors, c’est par cette missive que la narratrice tente d’expliquer son geste.

Leur histoire a commencé classiquement, pourrait-on dire. Il était marié, elle était sa maîtresse. Elle avait réussi à trouver dans ce rôle son équilibre, car le mariage est à ses yeux une insupportable restriction de la liberté.

Le mariage, c’est signer un contrat dans lequel il est stipulé qu’il ne faut plus jamais tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Est-ce que l’on a si peur de perdre l’autre que l’on soit obligé de lui mettre un contrat autour du cou? Jamais je ne me suis imaginée t’enchaîner à moi par peur de te perdre. Pourquoi te contraindrais-je à rester avec moi si tu ne le veux pas? Je ne veux pas d’un homme qui resterait par devoir.

Cependant, cette position est difficile à tenir dans le regard des autres, tant chacun aime à juger, et souvent condamner, celui ou celle qui ne fait pas comme tout le monde, celui qui s’éloigne de la norme pour aller vers la marge.

La narratrice doit aussi faire face au regard des femmes. Parce qu’elle choisit de se dédier totalement à son art – l’écriture – et que pour cela elle ne veut ni le licol du mariage ni la responsabilité de mère, elle est sommée de justifier son attitude. Son plaidoyer prend alors l’allure d’une diatribe contre les normes sociales, et les femmes elles-mêmes, qui par leur attitude ambivalente et manipulatrice, se maintiennent dans une position de victimes vulnérables.

Où que tu ailles sur la planète, la femme ne se définit toujours pas en tant qu’être humain, seulement en tant que femme, en tant qu’instinct de reproduction ou de procréation et elle refuse de modifier sa façon de voir.

La narratrice récuse cet instinct primaire qui pousse les femmes à se positionner en fonction de leur utérus.

La femme est-elle allée au-delà de sa naturalité? Non. Est-ce qu’elle le veut? Non plus. Est-ce qu’elle ne s’est pas interdit le choix? Absolument. Toutes les femmes n’ont pas l’instinct maternel mais elles ont toutes une amie qui dit tu vas le regretter un jour.

Et pour enfoncer le clou, elle ajoute :

Le féminin qui se revalorise par la mission de la maternité ne peut pas être un progrès.

Instinct primaire est un texte court mais fort. Qu’on soit homme ou femme, on ne peut pas rester indifférent aux questions qui sont posées. Qu’est-ce qu’aimer? Qu’est-ce qu’être un homme? Une femme? Et comment faire évoluer nos rapports?

Au bout du compte, cette longue lettre ne pose pas d’autre question que celle du prix de la liberté. A quoi sommes nous prêts à renoncer pour être vraiment libres?

Pia Petersen défend, à mes yeux, un vrai féminisme. Non pas une femme qui se définirait par rapport aux hommes mais par rapport à elle-même, en tant qu’être humain pensant et libre.

J’ai été très sensible aux arguments de l’auteur dans ce récit. Je partage depuis longtemps certaines des idées énoncées.

Il est extrêmement difficile d’adopter un autre point de vue que celui, général et bien pensant, qui prévaut. C’est un défi permanent d’inventer, au jour le jour, des rapports qui ne soient pas dictés par les conventions ou le regard des autres (en amour, mais aussi dans les relations avec ses amis ou ses enfants par exemple…). Qui n’a pas eu envie, un jour, d’embrasser, de serrer dans ses bras, de partager un moment en tête à tête, avec un ami ou une amie proche? Mais ça ne se fait pas. Ça pourrait être mal interprété. Et c’est là qu’on renonce à cette commune humanité qui devrait nous souder au lieu de nous diviser.

Mais il y a les autres. Ce n’est pas si évident d’être affranchi des normes, ce n’est pas si simple de créer sa propre ligne de vie.

Le cœur n’est pas un champ clos. N’est-ce pas le sous-employer que de se contraindre à n’aimer qu’une seule personne toute une vie durant? Faut-il mettre sur le même plan le mariage, l’amour et la sexualité? La passion, la passade et l’amitié amoureuse? Personne ne supporterait de manger toujours le même repas, de lire le même livre, de regarder le même programme télé, de suivre indéfiniment le même itinéraire. Et pourtant, en amour, c’est à cela que des principes d’un autre âge nous condamnent.

Bien souvent, pour ne pas peiner, pour ne pas choquer, pour n’être pas rejeté, on se résigne. On ferme son cœur, ses sens. On tire le rideau de fer pour n’être plus touché, amusé, ému, séduit.
Pour ne pas tomber dans un marivaudage qui ferait jaser. Pour ne pas risquer d’être emporté par une histoire qui nous dépasserait.

Et c’est à cet instant qu’on devient sec. Et vide. Et malheureux.