Paradigma: quand la société du spectacle part en live
USBEK & RICA
Vincent Edin
Mai 2019
Et si une grande marche de ceux que plus personne ne veut voir bousculait l’ordre du monde?
Dans Paradigma, la romancière danoise Pia Petersen met en scène une convergence des luttes qui adviendrait soudainement à Los Angeles, grâce à la magie des réseaux sociaux.
Luna n’est pas une geek ordinaire. Hackeuse hyper politisée, elle a médité les erreurs du passé, les échecs de Malcom X et de Martin Luther King à fédérer tous les damnés des États-Unis à cause de problèmes d’ego. Sur son blog, elle écrit que La marche silencieuse de Beverly Hills doit être irrécupérable. Sans autorisation, elle deviendra un événement qui s’imposera par sa nécessité et personne ne sera à sa tête, personne ne sera sur le devant de la scène. Il n’y aura personne avec qui négocier. Négocier avec une figure virtuelle, c’est comme faire l’amour avec une poupée en plastique.
Prends ça, Maxime Nicolle… Ce qu’expose longuement Luna, c’est qu’il faut acter la fin du travail. Affirmer qu’il s’agit d’un bien pour l’humanité et que les revenus de tous doivent être décorrélés du travail, qu’il faut généraliser hic et nunc un revenu d’existence.
Entre Paris et Los Angeles
Tout le roman tient sur cette intrigue d’une grande marche à venir. Et ce grâce à des points de vue différents, des SDF retrouvant la foi dans des lendemains meilleurs à un Leonardo di Caprio pris de panique face aux hordes de malheureux qui déboulent dans les quartiers huppés de L.A.
La sève de ce livre tient également à la grande subtilité d’une intrigue qui flirte toujours entre le réel et le vraisemblable, qui s’affranchit à peine de notre actualité inégalitaire pour créer un univers encore plus injuste, où la vie privée sur Internet a été abolie par décret présidentiel.
La force de Paradigma réside là, dans sa crédibilité. Là où des séries comme Black Mirror ou Handmaid’s Tale, aussi crédibles soient-elles, explorent des futurs dont la probabilité reste contestable, Paradigma nous frappe car le monde qui y est décrit pourrait vraiment être le nôtre. À moins qu’il ne le soit déjà.
Écrivaine danoise vivant entre Paris et Los Angeles, Pia Petersen parle ici de ce qu’elle voit en promenant son regard de femme native de l’État-Providence le plus protecteur au monde. Un pays dans lequel on ne pourrait jamais voir, comme à Skid Row, des queues de plusieurs heures pour bénéficier de soins dentaires gratuits, ou encore des batailles entre SDF pour récupérer des sacs de cannettes à emporter à la consigne pour quelques dollars.
Dans notre réalité, la société du spectacle a jusqu’alors agi comme un puissant neuroleptique, annihilant toute possibilité de révolte. Pia Petersen s’affranchit de cette camisole chimique, et le résultat est saisissant de réalisme. Alors que les moyens alloués à la fiction filmée battent tous les records, et que les faits divers et autres scandales réels s’imposent comme les sources d’inspiration majeures des œuvres contemporaines qui ont quelque chose à dire, on entend aujourd’hui monter la petite musique selon laquelle le roman serait condamné. Et la force de Paradigma est justement de nous rappeler qu’une fiction sans image est parfois la meilleure manière de nous faire réfléchir à l’état du monde dans lequel on vit.